Engelen in Jakarta

Des anges à Jakarta

Lire aussi son citybook Domicile sur Gand.

Pour Soni

Je me promène dans une rue éclairée du centre de Jakarta, près de mon hôtel. J’avais été initiée dès la veille au concert de klaxons et de vrombissements, aux essaims de scooters qui se faufilent dans tous les sens à travers le chaos toléré. Plus tôt dans la journée, j’ai rencontré les gens du Erasmus Taalcentrum (1). L’apprentissage du néerlandais devient très populaire en Indonésie. Tino m’a fait visiter la Oude Stad (2). Il a été adopté par des Hollandais quand il était gosse et il est revenu vivre à Jakarta à l’âge de vingt-huit ans. Le récit partagé est aussi un récit d’adoption. J’ai regardé des bouts de patrimoine colonial, j’ai pris place dans un Bajaj et j’ai bu de la soupe douce au Café Batavia. Je n’ai parlé que le néerlandais.

Ceci est ma première exploration autonome dans un univers de néons et de nouvelles odeurs, avec un ‘Where are you from ?’ d’un petit groupe d’Africains. Je me sens une femme anormalement grande avec des seins anormalement grands et je songe que je devrais étudier l’horaire du Transjakarta, une ligne de bus en couloir, apparemment ma seule chance d’affronter ce trafic. Mais pour l’instant, j’ai besoin de manger.

Quand je débouche d’une ruelle dans une rue plus importante, il m’attend. Il a mon âge et un scooter, il pourrait être mon guide si j’en décide ainsi. Dans ma tête, un puissant chœur d’hommes sous la direction de mon père entonne un ‘Non !’ tonitruant. Mais je dis : « O.K. ». Je crois lire dans son regard que tout ira bien. Tout va bien. Il s’appelle Soni.

Plus tard, je me souviendrai que pour une fois, la rue était vide à ce moment-là. Soni témoignera de ce sentiment bizarre qui l’a envahi : comme si nous étions des agents secrets se rencontrant pour une mission.

Nous roulons par la métropole endormie, le vent dans mes vêtements, mes bras enlaçant sa taille, retournant vers la Oude Stad, passant devant une église portugaise, devant la plus grande mosquée de l’Asie du Sud-Est, par une rue qui s’appelle Harmoni. Il me montre un pont qui se levait à l’époque des Hollandais pour laisser passer des embarcations venant du port qui voulaient se rendre en ville.

- Cette rivière pourrait être comme le Danube, dit-il. Mais elle est polluée. C’est l’Indonésie.

Un peu plus loin, des prostituées font le trottoir.

Au sujet des colonisateurs successifs, il décide qu’ils appartiennent au passé. En passant devant la Holland Bakery, avec un petit moulin à vent sur le toit, il hurle par-dessus le bruit du moteur :

- Is crazy that Holland people were here. Is my country! Why they come? Hahahahaha!

Nous mangeons un morceau et buvons un verre et il me parle de sa vie. Dans ses souvenirs les plus anciens, il a six ans et il habite sans parents dans une gare. Il cire des chaussures, porte des journaux à domicile, joue un peu de guitare. Sa vie bascule à l’âge de dix-sept ans, lorsqu’il se fait voler ses affaires de cirage et son argent. Il s’en est suivi une bagarre avec une peine de prison à la clé. Dans un premier temps, il en a eu marre de vivre, mais plus tard il y a repris goût en se promettant de ne plus jamais se battre. Il a appris tout seul à lire et à écrire et a étudié l’anglais dans les livres. Actuellement, il y ajoute aussi un peu de japonais, il est temps que les gens cessent d’être en colère contre les Japonais. Mais sans diplôme, ça reste difficile. Il y en a beaucoup comme lui, des gens dont le pays n’a rien à f…. Il a loué une cabane en bois près de la rivière, mais elle a été inondée il y a quinze jours, de même que ses poules, son ordinateur portable et sa télé. Il n’a plus qu’un GSM et un scooter pour lequel il lui reste trois années d’échéances à payer. Son rêve le plus accessible est de devenir vendeur de tee-shirts dans un étal. Il s’invente déjà des textes décoratifs. Il a provisoirement un petit commerce d’autocollants. Il adore lire des biographies, comme récemment celle de Ronald Reagan, et des livres de biologie, sur les plantes et les arbres. Le plus beau moment de sa vie a été celui où il a aidé un homme qui avait été adopté par des Hollandais à retrouver ses parents indonésiens. Pendant un bref instant, il s’est senti un ange. Lui aussi a retrouvé ses parents un jour, mais il refuse de raconter cette histoire. Il appuie ses lèvres sur l’argent que je lui donne, il me remercie mille fois. Je ne m’étais pas attendue à tout ça.

*

Tintin reporter dort mal. Dès quatre heures du matin, mon sommeil abandonne la partie face à la ferveur d’une prière à laquelle succède un orage infernal. Quatre enfants des voisins de Soni ont été emportés par les eaux, trois d’entre eux ont été retrouvés morts. Lui ne veut pas d’enfants avant qu’il ne soit absolument sûr de pouvoir leur éviter une répétition de sa propre enfance. La femme de sa vie l’a quitté il y a huit ans. À dix heures, il m’attend devant l’hôtel. Il m’a acheté un léger imperméable en plastique.

Nous nous dirigeons en scooter vers les maisons inondées et les tentes que le gouvernement y a fait dresser. Ça manque cruellement de toilettes pour trois cent cinquante personnes. Soni peut prendre sa douche dans un hôtel.

Quelques hommes montent la garde sur un toit et passent de temps à autre parmi les maisons pour éviter les pillages. La semaine prochaine, ce sera le tour de Soni. Il n’y a pas mal de monde pour regarder, une équipe de télévision tourne un reportage. Beaucoup de gens le saluent.

Après un bouillon de poulet, il m’emmène vers un marché aux oiseaux pour voir les coqs. Un acheteur potentiel teste un coq de combat. La façon dont les bêtes se sautent dessus, les plumes du cou gonflées, les ergots emmêlés. Le premier coq qui fuit perd la partie. Certains policiers aussi sont friands de ces combats.

Soni me montre la petite école qu’a fréquentée Obama enfant ; il a habité ici avec son beau-père indonésien et il est même revenu visiter l’endroit quand il était déjà président. Il s’y trouve une statue émouvante du petit Obama avec un papillon sur son doigt.

Nous nous rendons ensuite dans un bâtiment dont les sept vastes étages n’abritent que des ateliers où sont polies et vendues des pierres précieuses.

- I show you Voodoostuff. I don’t believe paranormal. I sometimes believe paranoia. Hahahahaha !

Je comprends parfaitement.

À Chinatown, nous pénétrons dans le plus grand temple chinois de Jakarta, qui n’a pas échappé aux inondations d’il y a quinze jours. Je vois nager des gens dans une ruelle, deux petites têtes dépassant de l’eau. Entourés d’un essaim de scooters, nous traversons des flaques profondes. Circulation démentielle, piétons enjambant des roues et des pare-chocs, vendeurs de petits avions se faufilant entre les voitures à l’arrêt. Des gens reviennent d’une manifestation contre le trafic chaotique, mais peut-être ont-ils été payés pour y participer. Tout le monde me regarde d’un œil étonné. Je suis l’abeille excentrique dans l’essaim.

Il réagit juste à temps pour empêcher un enfant de tomber d’un scooter, il arrive à remettre en marche le moteur d’un Chinois tombé en panne, il donne des sous à tous les mendiants. Un ange. Soudain, il se trouve accroupi à mes pieds pour rouler les jambes de mon pantalon afin d’éviter qu’il ne se mouille. Je lui dis qu’il est le héros dans mon histoire. Il acquiesce. Et la Jakarta qu’il me montre, elle aussi doit jouer un rôle dans ce que j’écris.

Les Chinois, des Indonésiens chinois, sont arrivées ici par vagues de migration successives. Il s’agit de cinq pourcent de la population qui tient en mains tout le commerce. Dans un marché chinois, j’aperçois des grenouilles et des oiseaux vivants attachés en grappes comme des têtes d’ail, de la soupe aux oisillons, des bacs pleins de petites anguilles et de grosses tortues. Pas vraiment de quoi m’aiguiser l’appétit.

*

Je fume aussi des cigarettes aux clous de girofle ; elles tiennent les insectes à distance et me rapprochent des autres humains. De Vina, par exemple, près du Seven Eleven à côté de l’hôtel, une belle élégante de quarante-cinq ans avec le Union Jack sur son pull. Elle aborde d’emblée le sujet de la korupsi (corruption), un terme tout aussi récurrent dans les conversations avec Soni. Tandis qu’elle ne réussit pas à trouver l’argent nécessaire pour permettre à son cadet de passer son examen de fin d’études, les riches autour d’elles s’achètent une autre voiture supplémentaire.

- Sorry, sorry, Annelies, it makes me too angry. Hahaha !

Elle ne croit pas que la situasi s’améliorera avec l’élection d’un nouveau président en avril.

Elle aussi me raconte l’histoire de sa vie. Elle a grandi à Aceh, à Sumatra. À seize ans, enceinte jusqu’aux yeux, elle découvrit que son mari avait encore deux autres femmes. Peu après, il a été terrassé par une crise cardiaque : surmenage. Pas étonnant quand on veut s’occuper de trois femmes ! Elle éclate de rire. Bah, tout compte fait, ce n’était pas un mauvais bougre.

A-t-elle jamais songé à se remarier ? Oui, bien sûr. Lors du tsunami de 2004, Aceh a été une des régions les plus durement frappées. Elle a déménagé avec ses fils à Jakarta. Son cadet et sa propre mère vivent toujours avec elle. Elle gagne sa vie comme masseuse. Elle attend le soir dans la rue devant les hôtels et interpelle les hommes. Rien d’érotique. Pas de quoi gagner des fortunes.

Il y a à peu près trois ans, elle a entamé une relation avec un bon client. Un beau monsieur japonais. Célibataire depuis toujours, un cœur d’or, un rêve. Il lui envoyait suffisamment d’argent pour entretenir sa famille entière, lui rendait visite le plus souvent possible et envoyait sinon plein de textos avec des mots d’amour attendrissants. Sa mère et sa famille acceptèrent de la voir se remarier. Et puis, après quelques mois d’attente joyeuse et impatiente, plus rien. Finalement, ce fut son frère qui décrocha son téléphone.

- Dear Vina, don’t be sad

Son futur avait été victime d’un accident au travail : écrasé sous un tas de décombres, il avait été sorti avec une blessure grave à la tête. Devant le Seven Eleven, elle revit cet instant :

- An explosion in my heart! An explosion!

Il sombra dans le coma et décéda un peu plus tard. Elle a sorti sa photo de son portefeuille, on la regarde ensemble. C’est son fils cadet qui l’a implorée de se montrer à nouveau joyeuse et forte, de reprendre le travail afin qu’il puisse terminer ses études. Avec sa gentillesse et son intelligence, ce garçon arrive à la faire rire. Au moment de conclure notre conversation, elle demande, plus discrètement :

- Annelies, do you want massage ?

Je le lui promets. Demain. Un massage de Vina pour mon anniversaire.

*

Feu l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer est né lui aussi un six février. Dans son roman que je suis en train de lire, un des personnages importants s’appelle Annelies.

- Oh ! Is your birthday, Annolisié! I find guitar! I make song for you!

Soni m’appelle encore Annolisié.

Nous regardons la collection de photos de presse dans la Antara Gallery. Une femme hollandaise qui joue du saxophone en 1949, l’année de l’indépendance d’après les Hollandais. L’agrandissement d’une page du magazine Actueel Wereldnieuws de l’année 1933. Les jours de fête, lis-je, la générosité des croyants attire les mendiants vers la mosquée. Si peu de temps après le Nouvel An chinois, c’était également le cas dans le temple chinois que j’ai visité.

- C’est quoi ces fruits, là, dans l’arbre de l’autre côté de la rue ?

Soni me dit qu’ils ressemblent à des koldi. Et puis, d’un air qui semble soudain douter très fort de mon intelligence :

- Koldi ? Adam and Eve? Garden of Eden?

Il trouve hilarant que chez nous, il s’agisse d’une pomme.

- Des koldi, confirme un collaborateur du musée en m’adressant un sourire amusé, empreint d’incrédulité envers cette abeille excentrique.

Je trouve le massage d’anniversaire de Vina à la limite de l’érotisme. Mais pourquoi pas ? C’est mon anniversaire.

*

Soni vient me chercher à cinq heures et demie du matin pour arriver à temps à la gare de Senen. La veille, nous y avons acheté des billets pour Yogyakarta sur le marché noir parce qu’il n’y en avait plus au guichet. Comme Vina pense que je dois partir à quatre heures et demie, elle m’appelle à quatre heures pour me réveiller.

- Sorry, Annelies!

Ce n’est pas la première fois qu’elle fait preuve de préoccupation maternelle et de l’ingérence concomitante à mon égard. Comme :

- You with your tomboy clothes, didn’t you bring a nice dress?

L’agitation dans la gare illustre parfaitement une vérité presque universelle : la métropole agit comme un aimant pour les gens de la campagne qui espèrent y gagner un argent rapide. Un homme veut monter dans le train avec un oiseau chanteur dans une boîte en carton, mais ce n’est plus autorisé. Soni se souvient qu’il y a à peine dix ans, les trains étaient bondés d’animaux. Et que lui-même montait autrefois sur le toit des wagons pour voyager sans payer.

En quittant Jakarta, j’aperçois des gens qui habitent presque sur les voies, dans des taudis entre des tas d’ordures. C’est une image terrifiante, ces enfants que frôlent des trains en mouvement. Après, il y a les rizières interminables, les superbes forêts, les villages et les montagnes au loin.

Entre Soni et moi, les choses se passent d’une façon exceptionnellement harmonieuse. Nous nous découvrons, selon ma terminologie à moi, une névrose obsessionnelle commune mais lui appelle ça ‘un trait de caractère’. Cette amitié naissante est agréable mais troublante. Si on n’a pas mal de ressemblances, je suis néanmoins en tous points la privilégiée : économiquement, mais aussi parce que je suis attendue à la maison par un être aimé.

Dans un restaurant à Yogyakarta, il décroche une guitare du mur. Les yeux humides, nous chantons ‘Imagine’. J’en demeure sans voix, une hippie surannée.

Sur un scooter de location, nous passons devant la plus grande université d’Asie. Près du théâtre d’ombres, nous gloussons en observant un public en train de s’endormir. Patrimoine colonial entretenu, statues commémorant l’indépendance, posters de protestation en faveur d’Udin, le journaliste assassiné, voiturettes à éclairage bariolé, le palais du sultan, des gens tentant de marcher les yeux bandés entre deux piliers mais déviant à chaque tentative de leur course à cause d’une ‘force’ présente en ces lieux. Jamais, il ne me faut réfléchir au chemin à prendre ou à un problème pratique à régler, Soni me fait planer à travers ce pays. Il connaît apparemment ‘Frère Jacques’ en néerlandais, entonne ensuite ‘Leaving On A Jet Plane’. Moi, je suis derrière et dans l’instant, cet instant que je sens en même temps glisser entre mes doigts.

Après avoir bu une bière dans un café où un groupe trop bruyant joue des reprises, Soni est submergé par une vague de peur de l’abandon. C’est vrai, ceci n’est pas un conte de fées. Il dit qu’il a trouvé un ange, mais c’en est un qui disparaîtra très vite. Et qu’il ne faut pas, sacrebleu, que je pense qu’il dit ça pour mon argent ou pour m’attirer dans son lit. Nous dormons dans des chambres contiguës avec la réalité comme une tumeur entre nous.

Le lendemain matin, je lui dis que ça me briserait le cœur s’il devait regretter de m’avoir rencontrée et je lui pose la question : regrette-t-il ? Il ne sait que répondre ni ce que je veux : « Happy or honest? » et je lui dis « Both! » Malgré nos sympathies bouddhistes, nous avons du plomb dans les jambes en escaladant le temple de Borobudur. Il redevient le guide et me pose une question. Si je veux mettre la main sur une chose tout au fond d’un puits et que je n’arrive pas à l’atteindre, est-ce que je pense alors que j’ai le bras trop court ou que le puits est trop profond ? J’ai le bras trop court. Une réponse qui plaît aux bouddhistes. Il ne connaît pas celle du verre à moitié plein ou à moitié vide. Le verre est à moitié plein. Je conclus que nous avons malgré tout une attitude positive. Ce qui le fait rire. Dans la foulée, il admet que, malgré le courage et le développement personnel, il se sent souvent amer et épuisé, mais il dit préférer l’amertume et l’épuisement à la brutalité.

Nous nous rendons au Musée Affandi, tableaux et sculptures d’un célèbre artiste indonésien, nous visitons le temple hindou de Prambanan. Et nous rions de nouveau, nous bavardons avec des gens qui travaillent dans les rizières. Il y a partout des vergers, des étals de fruits, des fleurs. Le sol fertile, l’abondance. Sur un des autocollants de Soni, on lit : ‘Mata karena Sakaw nasi / di negeri yang kaya padi.’ Avoir faim de riz dans un pays riche en riz. Dans son adresse électronique en-dessous figure ‘sakaw duit’.

- Faim d’argent, traduit-il.

Dans un spectacle du ballet Ramayana, je vois des jeunes filles avec des barbes bariolées. Je pense qu’elles miment des singes. Le rôle de premier plan des mains.

Le lendemain matin dans le train, nous mangeons des salaks et des ramboutans, des fruits que je ne connaissais pas jusque-là. Nous rentrons à Jakarta par la zone industrielle, une prison et un peu plus loin de nouveau les habitants des rails. Ils sont quelque seize millions à vivre dans cette ville.

J’ai juste le temps de passer sous la douche avant de prendre un taxi pour me rendre chez Kees, le directeur du Taalcentrum, qui m’a invitée à sa table. Toute la classe de gens branchés a déménagé dans la partie sud de la ville. Kees et son ami Wawan ont un jardin plein d’oiseaux, il y a des cacatoès qui se laissent coquettement caresser. Nous déjeunons dans un restaurant spacieux tenu par un propriétaire belge. S’il fallait une preuve qu’il n’existe pas seulement des Indonésiens pauvres, c’est bien ici qu’on la trouve. Dans la classe dominante, le dernier chic est d’adopter des enfants polonais.

Par la fenêtre du taxi qui me ramène à l’hôtel, j’observe les buildings rutilants, les ouvriers du bâtiment, les ponts. Tant. Si différents. Cette histoire me raconte, moi.

*

Dans un lieu de villégiature dans le nord de Jakarta, Soni et moi passons devant des arbres superbes et longeons un ponton circulaire sur la mer. Tandis que nous sirotons un café vietnamien, The Beatles ressuscitent dans les enceintes. Voilà la hippie, a dû se dire le personnel. ‘Jaj Guru Deva om’, ça n’arrête pas. Nous parlons de la manière dont les gens vivent leur vie, nous contemplons à partir d’un autre ponton un port de plaisance devant une rangée de villas inimaginables.

Nous terminons la journée dans le grand parc entourant le Monument national, érigé par Sukarno. Les arbres, on est allé les chercher dans les villages de manière à obtenir instantanément un vrai parc et non une collection de bébés arbres. Par-dessus leurs sommets altiers monte lentement la pleine lune.

La nourriture saine est bon marché, le fastfood est cher, donc la plupart des gens mangent sain. Même les employés de KFC – une chaîne fortement implantée par ici – mangent dans les petits restos indonésiens moins chers. Je n’arrive pas à retenir le nom du plat avec le tofu, le tempeh et la sauce aux cacahuètes, entre-temps je me suis mise à parler un anglais lamentable avec un accent belge et une intonation légèrement asiatique.

*

Le Museum Nasional – le Musée Éléphant pour les Jakartiens autochtones – doit son existence à la collection de la Bataviaasch Genootschap van Kunsten en wetenschappen (3) du dix-huitième siècle. Il abrite une collection précieuse, mais comme des gardiens étaient achetés, beaucoup a disparu. Représentations datant du treizième siècle avant Jésus-Christ de dieux et déesses qu’on prie toujours. De nombreuses figures aux bouches comme des traits et aux bras entourant les genoux relevés. Soni pratique son japonais avec un visiteur. Ensuite, nous nous attendrissons devant une figurine sur une décoration de toit, la seule à ne pas être pourvue d’une notice explicative. Nous la baptisons le bébé punk.

Dans le sud, je me dirige avec une démarche de cowboy vers le jardin zoologique. Mal aux fesses. Lorsque mon guide parvient à maîtriser son rire, il me raconte que les touristes japonais qu’il a transportés sur son scooter jusqu’ici veulent tous la même chose : d’abord aller regarder les varans de Komodo au zoo, ensuite acheter un étui pénien de Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Des gens photographient des animaux. Une jeune femme me demande si elle peut me prendre en photo.

- Because you’re a long nose, dit Soni.

Ça, je le savais déjà. Pour les Asiatiques, les ‘blancs’ ne sont pas des ‘yeux ronds’ mais des ‘nez longs’.

Dans ma chambre d’hôtel, je regarde BBC World. Émeutes incessantes en Thaïlande, une manifestation a dégénéré au Cambodge, une rencontre historique entre la Chine et Taïwan, poignée de main au ralenti. En Grande-Bretagne, la Tamise provoque de très graves inondations.

*

Sur la place entre les galeries marchandes, un groupe d’ouvriers métallurgistes manifestent pour obtenir des salaires minimums garantis. Il suffit de ne pas porter de bleu de travail pour se voir soupçonné d’être un communiste clandestin. On a l’impression qu’il ne passe pas un jour sans manifestation. J’ai déjà aperçu aussi des attroupements de musulmans orthodoxes.

Dans le commerce chinois en gros Tanah Abang, des porteurs se reposent sur de grands sacs blancs remplis de vêtements. Il y a à peine cinq ans, des entreprises textiles indonésiennes fournissaient encore du travail au Java occidental. Mais les Chinois importent leur propre main d’œuvre, de Chine. Personne n’est de taille à s’opposer à ces prix défiant toute concurrence. Je n’ai pas le droit de penser que Soni déteste les Chinois. Mais il est absolument nécessaire que des mesures soient prises pour que leur domination économique demeure tant soit peu vivable pour le reste de la population.

Plus les fringues sont chères, plus la clim marche bien et plus la musique est douce dans la galerie marchande. Après un itinéraire frissonnant le long des étalages de Versace et Rolex, nous nous rendons dans un grand magasin avec des vêtements fabriqués en Indonésie. Cette marque ‘Peter says Denim’. Ne devrait-ce pas être ‘Peter says TO Denim ?’ Et qu’est-ce que Peter pourrait bien raconter à Denim ? J’explique à Soni que denim signifie jeans.

- But who is Peter?

À côté d’une des échoppes se trouve une figure en carton surmontée du nom ‘Denim’. Il existe donc vraiment.

Pasar Raja fait monter quelques degrés sur l’échelle sociale : des fringues arabes très chic au rez-de-chaussée, du batik coûteux au-dessus. Soni porte des tatouages avec des motifs batik qui font le tour de ses bras.

Dans une librairie on vend des couleurs de la marque Rembrandt. La plupart des livres ont des titres anglais bien qu’ils soient écrits en indonésien.

*

Ma conférence à l’université à Depok se déroule bien. C’est Suharto qui a fait déménager l’énorme campus universitaire pour le sortir de Jakarta. Si jamais les étudiants font du grabuge, ils ne gêneront pas trop de monde. Avant, il y avait trois villages sur ces terrains. Seuls quelques caoutchoutiers épars rappellent la plantation de Meneer Cornelis. Un enseignant me parle de ses recherches sur la situation linguistique à Bruxelles. Sur le chemin de retour, j’aperçois un restaurant qui s’appelle ‘Gebraak’ (4) et une ‘Kaka Laundry’.

Pour le temps qui reste de l’après-midi, Soni m’entraîne vers le port. Nous sommes déjà passés par ici. Il y a un genre de bateaux que je ne connais pas, des sacs de riz qu’on décharge, des gamins qui se jettent à l’eau à partir d’un bateau. Les conteneurs sont partout les mêmes. Maintenant, nous regardons le port à partir du Musée Bahari, c’est de là aussi que les colons hollandais le regardaient, jusqu’à ce que les Japonais le transforment en poste d’observation militaire.

- Look at the fat cats, me dit Soni à la criée de poisson un peu plus loin.

Et c’est vrai. La plupart des chats aperçus jusqu’ici n’avaient que la peau sur les os, mais ici, on se retrouve dans le Walhalla des matous. Encore un peu plus loin : une vue magnifique sur la ligne d’horizon à partir d’un endroit puant.

- This is Indonesia!

Ses copains à la guitare célèbrent mon anniversaire en chantant… en indonésien. Huit hommes enthousiastes et une ‘nez long’ gâtée. Nous chantons aussi ensemble. Passe un homme de quatre-vingt-deux ans. Il a une voix superbe. On m’offre un bracelet. Le petit verre dans ma main ne cesse de se remplir comme par enchantement. D’après Soni, je n’ai pas l’air ivre quand il me dépose à l’hôtel, mais ma tête et mon estomac ne partagent absolument pas son avis le lendemain matin. La gueule de bois s’attrape partout.

Je ne pense pas que l’ambassadeur de Belgique et ses deux collaborateurs avec lesquels je déjeune au Grand Indonesia un peu plus tard soupçonnent quelque chose. L’ambassadeur regrette l’époque où il ne possédait qu’une bicyclette… et quelques disques des Beatles.

*

Soni me montre sa nouvelle habitation. Je m’attends à un cagibi et tel est bien le cas.

- C’est du provisoire, dit-il.

- C’est mieux que la rivière, lui dis-je.

Dommage qu’il ne puisse pas élever des poules ici. Il regrette encore qu’Hitler, une de ses poules, se soit noyée.

Je lui ai payé un portable d’occasion et un modem. Larmes et embrassades. Un peu camés par les adieux qui s’annoncent, nous allons acheter des vêtements de bébé pour Atifah, la petite fille de son ami Liontin. Elle a un an et demi et elle dort près de la gare, où a également grandi son tout jeune papa dépressif. Soni a toujours essayé de le protéger et il l’a si souvent mis en garde : surtout pas d’enfants, Liontin. Officiellement, Atifah n’existe pas, elle n’a pas de certificat de naissance.

Il existe des Indonésiens de Jakarta qu’on appelle des immigrés. Ils ne possèdent pas de papiers parce que c’est trop cher. Il y a des gens qui ajoutent sans cesse des enfants à la rue, l’un après l’autre, qui les donnent, et ne gardent que le petit dernier pour faire la manche. La vie dans la rue, ce n’est pas seulement de la convivialité, de bons moments passés à chanter ensemble, évidemment. Bien que ce soit ça aussi. Soni voudrait pouvoir un jour adopter Atifah et l’envoyer à l’école.

Nous nous rendons en scooter au parc où a joué jadis Obama, dans une rue avec des maisons de généraux. Des enfants se prennent en photo avec leurs tablettes. Une collaboratrice de l’ambassade m’a raconté qu’elle s’était entretenue avec quelqu’un qui avait été à l’école avec Obama, ici. Il lui a dit que les enfants s’en prenaient très souvent au petit Barack, à cause de sa couleur de peau.

- If only we had known, avait-il ajouté.

*

Vina me fait un massage d’adieu. Vina. Dans ses textos, elle ne peut s’empêcher d’écrire ‘hahaha’. Qu’elle regrette tant que je sois obligée de partir, même que sa mère venait de lui dire : amène-la à dîner chez nous un de ces jours. Et qu’elle n’a pas eu le moindre client ces deux dernières nuits.

Avec Soni, je plonge dans la nuit, on entre dans un café avec des femmes indonésiennes qui chantent Welcome to the Jungle et beaucoup de nez longs.

Le lendemain matin, je m’installe une dernière fois derrière lui sur son scooter. Café. Jus. Tous deux lourds et proches.

Ensuite, je fais mes adieux à Kees parmi ses oiseaux. J’y retrouve aussi Tino. Soni le connaît pour l’avoir vu à la télé. En ce qui le concerne, sa quête pour retrouver ses parents biologiques a été entourée d’un peu trop de publicité. Il en est venu à la conclusion que pour lui, la question est de savoir qui assume les responsabilités pour l’enfant.

J’arrive en retard à l’aéroport. Mais on se retrouve tout de suite. Il s’est débrouillé pour savoir où je devais me rendre. C’est trop soudain. Être forte. Écrire. Send my love to Denim. Yogyakarta est recouverte d’une couche de cendres volcaniques. Jakarta gronde invariablement. Notre étreinte est bousculée. Signes d’adieu derrière une vitre. Départ. Près de la porte viennent les larmes, grosses comme les gouttes de pluie d’ici.

- Are you okay? demande un nez long.

Au moment de mon départ d’Amsterdam, j’avais vu moi-même quelqu’un dans cet état.

Embarquement.

Assumer les responsabilités pour l’autre.

Soni.

Notes
(1) Centre linguistique néerlandais.
(2) La vieille ville ou centre historique.
(3) Association batave des Sciences et des Arts.
(4) Vomissement.

Traduit du néerlandais par Michel Perquy.

Podcast lu à haute voix par Béatrice Marlier

Michel Perquy traduit du et vers le français. Il est né à Bruges (1943) et a étudié les langues romanes à la KULeuven, après ses humanités gréco-latines. En tant que professeur de français, il était très actif dans le théâtre de son école et, dans cette optique, il a commencé à traduire (Boris Vian, Molière, Giraudoux, René Girard). Ensuite, il a été nommé directeur adjoint de la Maison des Etudiants belges à Paris et il a continué à développer ses activités de traduction (www.perquy.net). Actuellement, il habite à Bruxelles. Traduire et peindre (www.oparijs.eu) sont ses activités principales.