Staties in Lublin

Stations à Lublin

Première station

Elle pensait qu’avec le nombre des années, le sommeil deviendrait plus léger. Qu’il y aurait toujours un peu moins à porter. Mais le sommeil de Bora demeure lourd. Le conducteur lui donne une petite tape. Il pense peut-être qu’elle est morte. Elle vit. Et elle est arrivée.

- Nous y sommes. C’est Lublin.

Mis à part quelques pigeons picotant le sol et des mannequins en tenue légère sur les panneaux publicitaires, le quai de Lublin est abandonné. Des taches d’humidité sur les murs de la gare ont la forme de feuilles lobées. C’est la seule flore visible.

*

Marcher. Un pied devant l’autre devant l’un devant l’autre. Le genre de répétitivité qui ne ramène finalement pas au point de départ. On avance bel et bien.

Bora sait ce qui l’attend. Son voisin d’en face à Paris est également atteint de la maladie de Parkinson. Elle avait été frappée par la vue de ce monsieur qui s’était soudain mis à marcher plus vite, à petits pas vifs. Un jour en l’observant, elle se rendit compte qu’en fait, il ne marchait plus : il se laissait tomber en avant pour se rattraper ensuite. Il marchait plus vite afin de tomber moins longtemps.

Bora n’en est pas encore à ce stade. Son bras gauche ne suit plus très bien le mouvement, mais sa marche n’est pas encore une succession de chutes.

Deuxième station

Bora n’avait pas tout à fait quatorze ans quand elle s’est arrêtée une première fois. Elle se promenait comme chaque année aux côtés de sa mère sur la digue de Marseille. C’étaient les vacances. Elles avaient fui la chaleur torride de la capitale pour venir une semaine à la mer prendre l’air.

Elles flânaient en longeant les étals des marchands de poisson où étaient accrochés des merlans, attachés en rangs par un bout de corde rêche. Sa mère les aimait les plus secs possibles. Elle en faisait une coutume annuelle de palper d’abord les poissons dans les divers étals avant d’en acheter un ou deux lors de son deuxième passage.

Elle s’y prenait discrètement, sans doute de peur que les marchands de poisson ne la jugent mal élevée. Elle était une Parisienne comme il faut, discrète par-dessus le marché, mais à l’occasion de ses vacances annuelles, elle s’accordait cette palpation secrète, presque intime. « Passez-moi cette liberté », disait-elle alors toute guillerette, à personne en particulier, et pour Bora c’était le signal qu’elle pouvait se balader quelques instants en toute liberté avant d’aller retrouver sa mère près du premier étal.

Outre le poisson, les marchands sur la digue proposaient aussi des souvenirs, des bijoux, des lunettes de soleil, des cerfs-volants, des tubas, de grandes serviettes de bain avec des stars du cinéma en couleurs vives et, toujours au même endroit, il y avait quelques Péruviens tout aussi bariolés qui avaient invariablement l’air un peu triste avec leurs lèvres inclinées vers leurs flûtes de Pan.

Bora connaissait tous les étals et elle n’avait pas la moindre envie de se frayer un chemin parmi le fourmillement de touristes baguenaudiers. Elle pencha son corps fluet de jeune fille par-dessus la balustrade séparant la digue de la plage. Elle regardait les vagues, comment elles arrivaient en grondant, faiblissaient en s’approchant et venaient enfin se coucher docilement sur la plage.

Sur le chemin du retour, sa mère n’avait pas arrêté de parler, combien elle trouvait Marseille magnifique et regarde tu vois ce nageur et regarde ce bateau là-bas et tiens ce monsieur comme il marche bizarrement comme s’il avait des sabots. Et le soleil n’était-il pas comme une pomme d’amour à la kermesse couverte de sirop rouge et la soirée n’était-elle pas merveilleusement douce ?

Elle parlait tant et tant et avec un tel enthousiasme qu’elle ne s’apercevait même pas du silence dont sa fille s’enveloppait pour la première fois et qui plus tard l’inquiéterait comme une démangeaison.

Sur un plan de la ville, la distance entre la gare principale de Lublin et la cathédrale, entourée d’un cercle, n’a que la longueur d’un index. Bora entame sa promenade. Dworcova, voilà la première rue.

Elle prend la première bifurcation, la rue Mlynska, et poursuit sa marche en direction de Lubelskiego. Elle déplie des chemins cachés jusque-là entre les plis. Il y a peu de passants.

À l’angle d’une rue se tient un mendiant qui joue de l’harmonica. À ses pieds, une casquette molle d’un vert délavé. Il tient ses doigts près de sa bouche comme s’il tentait de les réchauffer en jouant.

Troisième station

Paris dans l’après-guerre : il se tenait chaque jour au moins un vernissage quelque part. Comme si la ville ne pouvait arrêter de s’ouvrir.

Pendant la guerre, les trous dans les murs étaient le résultat des tirs. Après la guerre, on les perçait avec précaution. Tout l’art consistait à accrocher le plus de tableaux possible avec le moins de trous possible. Un art que Bora maîtrisait à la perfection. À l’aplomb et de niveau, tels étaient à chaque fois ses deux objectifs, trente ans durant.

Elle se tenait sur un escabeau dans le Musée de Poche. Il faisait froid dehors. Le froid glacial fendait la terre des champs tout comme l’hiver traçait ses sillons dans Paris, sur les visages des piétons pressés de rentrer chez eux.

Au musée régnait une chaleur constante. Dans ses mains, Bora tenait une œuvre d’un des artistes de Kasztel, un collectif d’artistes polonais qui devait bientôt exposer ici. Il s’agissait d’une plaque de celluloïd couverte de taches jaune vif, azur et rose délavé dont les formes ne disaient rien à Bora. Bora était en général peu sensible à toutes ces œuvres d’avant-garde arrivant de tous les coins du monde en quête d’un pan de mur blanc à Paris. Elle ne s’en préoccupait guère. Pour elle, l’important était le verso.

Juste avant qu’elle n’accroche le tableau au petit crochet prévu, Tymon Dziaduszycki-Sas lui dit : - Tu es en train de me crucifier ?

Sa voix avait une résonance pleine dans cet espace du musée quasiment vide. Bora se retourna, toujours sur son escabeau, et le dévisagea. De l’extérieur, il n’entrait qu’une lumière chiche par l’unique fenêtre de la salle. En plus, Paris était recouvert de tant de nuages sombres que si la lumière semblait bien avoir la force de pénétrer leur couche épaisse, il ne lui en restait plus du tout pour, une fois atterrie, s’imposer horizontalement à l’ombre à travers les fentes, les interstices et les vitrages.

Quatrième station

- Qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa mère en arrivant après la promenade dans l’air torride de Marseille devant la maison de sa sœur, la tante de Bora, où elles passaient la semaine. Bora haussa les épaules.

- Pourquoi es-tu si silencieuse ? insista sa mère en présentant sur une assiette les merlans sélectionnés avec tant de soin.

- Juste comme ça, répondit Bora.

Constatant le lendemain que Bora était toujours aussi silencieuse, sa mère l’interrogea à nouveau et Bora répliqua avec la même réponse :

- Juste comme ça.

Le lendemain, installée à table, Bora lisait un magazine. Sa mère surgit soudain de la cuisine et lui décocha la question :

- Qu’est-ce que ça veut dire : juste comme ça ?

- Ben oui, normal, quoi, dit Bora.

- Je ne trouve pas ça si normal, moi !

Bora se tut.

- Tu trouves ça normal, toi, cria la mère en direction de sa sœur en train d’accrocher sur le balcon une pile de lingerie fraîchement lavée.

- Tu disais quoi ? cria-t-elle vers l’intérieur, la tête rouge comme une pivoine – peut-être venait-elle de se pencher sur la bassine de linge.

- Qu’une enfant de quatorze ans soit si silencieuse !

- Que veux-tu qu’elle raconte ? dit la tante en s’emparant déjà de la culotte suivante.

- Elle pourrait dire toutes sortes de choses !

- Comme par exemple ? demanda Bora, soudain sincèrement curieuse.

À mesure qu’elle avançait en âge, Bora se mettait à mieux reconnaître les symptômes de son silence. Incapable de repousser son avancée, elle pouvait au moins la ralentir de sorte qu’elle ne s’en laissait plus surprendre, mais qu’elle le sentait surgir lentement, de quelque part très loin sous terre, et remonter par ses mollets, s’accrochant à ses hanches et s’agrippant ensuite comme du lierre jusqu’à son cou qu’il enserrait dangereusement, mais lui procurant surtout une sensation de fraîcheur.

Certains disaient que c’était la solitude qui l’envahissait. D’autres appelaient ça mélancolie et un jour, après plusieurs verres de vin, Tymon l’appela en présence de ses amis : une tentative sournoise de la mort.

Bora même ne lui donnait pas de nom. Pour elle, c’était juste comme ça. Le fait est qu’au fur et à mesure, elle n’accueillait plus seulement le silence avec bienveillance, mais se mit à l’attendre parfois avec impatience.

Cinquième station

Tymon aimait parler et ne se retenait pas. Il parlait de Stanislav et racontait comment ils bourraient tous les deux leurs poches de cailloux plats qu’ils allaient ensuite lancer sur le lac où ils se rendaient le week-end à vélo, juste en dehors de la ville, avec sur sa rive les ruines d’un monastère à l’aigre puanteur. À cause des chauves-souris. Il racontait la fois où il avait pédalé tout seul vers le monastère abandonné et que les chauves-souris murmuraient dans les faîtages du toit et que, oui, peut-être, c’étaient des âmes ailées. Ou il racontait aussi cette fois où il était en train de peindre lorsque soudain une main surgit de la toile, la main d’une vieille femme par-dessus le marché, et que juste à l’instant où il s’était décidé à serrer cette main, il n’y avait de nouveau plus que le petit paysage, en aquarelle.

Ses amis ne croyaient pas à ses histoires, mais ça n’avait aucune importance et si quelqu’un faisait quand même un commentaire, Tymon se défendait par un « Bah ! Allez donc savoir ce qu’il faut croire de nos jours » et cette parole était accueillie par des hochements de tête empreints de gravité tandis que tout le monde se réjouissait de ce qu’une soirée qui risquait de se dissoudre dans les vapeurs d’alcool se chargeait finalement d’une sorte de poids philosophique.

Ce n’est qu’avec son ami Stanislav que Tymon ne ressentait pas ce besoin de parler. À l’époque, quand ils habitaient encore tous deux en Pologne, ils disputaient plusieurs parties d’échec par semaine. Après que Tymon avait déménagé à Paris, ils continuèrent à jouer mais par téléphone. Chacun avait son échiquier devant soi sur lequel il ne déplaçait pas seulement ses propres pièces mais aussi celles de l’autre. À la longue, ils avaient atteint un stade d’entraînement tel qu’ils n’avaient même plus besoin d’échiquier et se communiquaient simplement les coups par oral.

Tymon disait alors par exemple ‘e4’ et Stanislav répondait par ‘e5’. Tymon répliquait alors par exemple par ‘cheval g3’ et Stanislas à son tour par ‘cheval d6’.

Lorsque Stanislav emménagea à son tour à Paris, ils continuèrent à jouer de la même façon et ce fut d’ailleurs quasiment leur unique forme de communication. Ils s’installaient alors ensemble au café, fixant de leur regard la surface de la table et l’un disait ‘reine h7’ pour que l’autre réplique par ‘tour c8’. Seul le mot ‘échec’ réussissait à leur faire lever les yeux pour s’accorder un regard, toujours avec un soupçon d’embarras. Bora n’a jamais su ce qu’ils avaient vécu ensemble pendant la guerre, quels coups ils jouaient, mais elle comprit qu’il valait mieux ne pas creuser la question.

Le froid à Lublin est vif. Nettement plus vif qu’à Paris. Il passe deux figures d’hommes trapus, ils pourraient être frères, avec des bonnets noirs surmontant leurs pommettes saillantes. Découpées au rasoir.

Au croisement de Lubelskiego et d’Aleje Zygmuntowskie, Bora attend devant un feu rouge. À côté d’elle sur un réverbère, un autocollant représentant le pape.

De l’autre côté du passage piéton il n’y a personne. Elle hésite.

Bora avait toujours espéré qu’en vieillissant et avec le raidissement des membres, l’humeur aussi ralentissait ses changements d’orientation. Qu’on avançait certes moins vite, mais qu’on virait aussi moins vite de bord. Mais s’il y avait une chose que Bora savait bien à propos de la vieillesse, c’est que l’humeur demeurait tout aussi fluctuante.

Le feu reste longtemps rouge.

Sixième station

Le dossier du banc en bois est complètement rongé par le temps et ne se compose plus que de deux planches vermoulues à moitié écroulées. Un homme assis à côté d’elle fredonne imperturbablement et tient dans ses mains une boîte en carton dans laquelle quelque chose gratte. Elle aurait du bifurquer dans Ulica Zamojska. Bora déplie le plan de la ville sur ses genoux et cherche un nouvel itinéraire.

Le vent s’engouffre dans ses vêtements. Elle hausse un peu les épaules. Il y a une vieille femme dans un abri de bus qui tient un œuf de Pâques dansant sur un bâtonnet. Ceci est une ville qui se prépare. Le vent souffle fort. C’est une ville ou les maisons claquent des dents.

- Je m’appelle comment encore ? lui demandait-il souvent.

Il aimait bien la façon dont Bora écorchait son nom. Tymon Dziaduszycki-Sas, avec le Sas se référant à une branche noble de la famille. Dans les armoiries de nombreuses familles nobles figurent des heaumes, des épées ou des armures. Mais pas dans les armoiries de la famille Sas. Celles-ci portent un visage hilare, avec des étoiles pour yeux et une demi-lune en guise de bouche.

Comment aurait-il pu en être autrement. Le rire de Tymon était comme un étendard. Fier, haut, battant au vent. Un rire dont on espère ardemment qu’il demeure là-haut. Au moindre risque qu’il se mette en berne, on a envie d’imaginer une blague, même la plus stupide, pour le voir remonter. Un tel rire donc, léger et soulagé. Et on en rirait soi-même, ne serait-ce que dans l’espoir que, comme un bâillement suscite un bâillement, un rire suscite aussi un rire.

Alors que Bora était depuis longtemps parfaitement capable de prononcer son nom sans faute, elle trébuchait exprès, pour apercevoir encore une fois ce scintillement dans ses yeux, son rire plein comme une demi-lune.

Septième station

Quand il venait de finir une œuvre, il l’appelait dans son atelier et lui demandait ce qu’elle y voyait.

- J’y vois un billard électrique.

Tymon la dévisageait avec curiosité. Il hochait la tête, tripotait son menton.

- Et quoi encore, demandait-il, qu’y vois-tu encore ?

Bora hésitait. Elle faisait un pas en arrière et fermait à moitié les yeux.

- J’y vois aussi un champ en friche avec une charrue rouillée.

- Et quoi encore ? insistait-il avec avidité.

Tymon cherchait toujours à réaliser des œuvres avec plusieurs significations possibles. Bora ne comprenait pas ce désir. C’était peut-être la raison qui lui faisait aimer la marche. On marche toujours sur une seule ligne.

Les rues de Lublin sont vides. Tous les magasins sont fermés. Dans une boutique de vêtements, les prix ont baissé. Une poubelle déborde et à côté s’entassent des ordures qu’elle ne peut plus contenir. D’une église, Bora entend monter des chants. Ils sonnent faux. Peut-être le son a-t-il été déformé en parcourant la distance. De l’autel par la longue allée centrale jusqu’à l’entrée habitée par les courants d’air. Peut-être a-t-il été aspiré dans des arcs, des niches et des coupoles qui lui ont imposé une ondulation dangereuse. Bora poursuit son chemin.

Quand elle s’arrête elle commence à vibrer. Elle tremble alors dans sa maladie. Mais quand elle marche, les vibrations diminuent ou peut-être la longueur d’onde s’étend-elle à tel point qu’elles s’aplanissent. La couverture de nuages est très basse. Les stratus tiennent la ville sous leur emprise.

Huitième station

Bientôt Pâques. Cela se sent. Bora n’était jamais venue à Lublin auparavant, mais elle sent que la ville se prépare. C’est une question de tension de surface. La couche superficielle de cette ville est tendue à l’extrême et il se passe quelque chose en dessous, ça bouillonne.

Elle parcourt un quartier qui a l’air d’un code barre du communisme. Tous les immeubles sont implantés à des distances bien calculées et bien qu’ils soient recouverts de bandes orange pâle et vert menthe, l’humeur de Bora vire au noir ou tout au moins au gris en le traversant. Entre les blocs, par-ci par-là, une petite place asphaltée. L’unique son qui lui parvient est celui d’un dribble de basket-ball. Une femme passe, en legging et T-shirt violet délavé avec l’inscription ‘parasol paradise’.

- Quel est la taille de ton vol ? lui demanda un jour Tymon.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ils étaient assis sur le canapé dans leur maison à Paris. C’était un vieux canapé, un de ceux qui cèdent sous le poids. Tymon avait besoin de quelqu’un qui résiste. Mais de la part d’un canapé, il attendait surtout qu’il s’enfonce, qu’il cède.
- Lève-toi un peu.
Bora se leva.

Tymon se plaça derrière elle, souleva ses bras. Ils se tinrent ainsi, debout l’un derrière l’autre, les bras tendus, prêts à embrasser, quelque chose ? quoi ? l’espace ? dans leur séjour où traînaient toujours quelques chaussures enlevées à la hâte, des dépliants de vernissages, des mégots de cigarette et des bouteilles de bière, où la poussière s’était répandue partout et s’était incrustée dans la maison comme la mousse de nombril dans un corps.

- Savais-tu, dit Tymon, que le vol d’une mouette ne renvoie pas seulement à l’action de voler, mais aussi à la distance exacte entre les extrémités de ses ailes ? Même une mouette au repos a donc un vol. Tout comme un avion a un vol. Et un cerf. Le vol d’un cerf est la largeur de ses bois. Un moulin aussi a un vol. Et un drapeau ? Un drapeau aussi a un vol.

- Ton vol, dit-il, toujours debout derrière Bora, est plus petit et sera toujours plus petit que le mien.

Neuvième station

Elle s’imagine que les rues vides lui appartiennent. Qu’elles constituent son prolongement. Que ce sont ses bras allongés qui se ramifient, de la gare jusqu’aux immeubles tristes. Qu’elle porte la ville sur ses bras multiples.

Elle aimait bien regarder son dos nu. Parfois, elle reculait jusqu’au bord extrême du lit pour en voir le plus possible.

- Tu ne veux pas t’approcher un peu ? lui demandait-il alors. Il tendait son bras en arrière dans un large mouvement pour la chercher dans la pénombre. Tu ne vois pas encore assez de dos au musée ?

Bora se retourna, le dos vers lui. Tandis que ses pensées s’effilochaient déjà et se recollaient en d’étranges torsades, comme des rues tortueuses, il lui soufflait :

- Dans la cathédrale de Lublin, il y a une chapelle avec une acoustique très particulière. En se mettant chacun dans un coin face au mur et donc le dos tourné vers l’autre, on entend parfaitement ce que dit l’autre s’il parle doucement en direction du mur.

Bora gémit, une petite charnière dans son sommeil.

Dixième station

Tymon parlait souvent de sa famille, surtout de sa mère qui partageait un petit appartement avec sa mère à elle.

Sa mère s’exaspérait de la grand-mère édentée qui produisait constamment un petit bruit sombre et profond qui, d’après la fréquence à laquelle il se faisait entendre, ne pouvait être que le hoquet.

Dans la petite cuisine défraîchie, ils se mettaient tous ensemble à la décoration d’œufs de Pâques. Pour ce faire, on faisait bouillir les peaux extérieures d’oignons pour en extraire ainsi le colorant rouge brun. Ensuite, les œufs durs restaient plongés quelques heures dans cette décoction jusqu’à ce qu’ils en prennent la couleur. Des dessins étaient alors gravés dans la coquille rougie à l’aide d’une petite lame de rasoir.

Bora aperçoit devant elle un grand porche engoncé dans un échafaudage. Devant se tient un homme, les jambes écartées, portant une large ceinture à laquelle sont accrochés les fils de ballons qui se balancent au-dessus de lui dans le vent. Il y a les têtes un peu trop gonflées de Mickey Mouse.

Bora gonfle ses propres joues et adresse un petit signe à l’homme.

Le croirait-il ? La croirait-il si, au lieu de traverser le porche, elle s’était jointe à lui pour tirer un des ballons vers elle et lui confier qu’avec ses soixante-treize ans, elle se sentait parfois, pour une fraction de seconde, pleine mais légère et menaçant de s’envoler, loin au-dessus de tout, pour rester alors accroché quelque part, de préférence à un arbre, hors de la ville, celui dont Tymon avait parlé un jour, tout près du cloître abandonné avec les chauves-souris, avec des racines si hautes qu’on pouvait y installer une balançoire ?

Onzième station

- En fait, tu ne m’aimes pas, dit Bora, tu te rapportes à moi.

Elle le dit entre deux cuillères de potage fumant. Il y avait tous les jours du potage frais au Musée de Poche. Peut-être Bora avait-elle espéré secrètement que Tymon la contredise. Mais il répondit, la tête un peu inclinée comme chaque fois qu’il n’avait pas encore fait un tour entier de sa pensée :
- Oui, ce n’est pas mal vu, peut-être.

Tymon avait besoin de quelqu’un qui lui résiste, afin qu’il ne traverse pas la vie comme un électron libre. Il n’est possible de peindre que s’il y a quelque chose qui arrête le pinceau : une paroi, une toile, une surface, un dos.

De l’autre côté de la porte de Cracovie des gens sont agglutinés. Bora marche vers eux. Le cortège se met en route et s’arrête presque aussitôt. Devant se tient un homme qui s’adresse au groupe. Il domine largement les autres. Bora ne se demande pas pour quelle raison ces gens se sont rassemblés ni ce que l’homme devant raconte d’une voix traînante et creuse dans son mégaphone qui n’amplifie que les sons aigus.

La seule chose qu’elle se demande est comment il se fait que cet homme se tient plus haut que le reste de la bande. Est-il monté sur un escabeau ? Ou sur une caisse à bière ? Le cortège se remet une nouvelle fois en mouvement. Bora tente de se frayer un passage vers la tête du groupe. Peut-être, songe-t-elle, est-ce tout simplement un homme très grand, ce qui expliquerait qu’il dépasse en hauteur tous les autres. Le groupe s’arrête encore.

C’est alors qu’elle voit. L’homme est monté sur le dos d’un autre homme qui s’est mis à quatre pattes. Quand l’homme au mégaphone a fini de parler, il descend de l’homme recroquevillé. Le cortège reprend sa route. Soudain, quelqu’un d’autre, une femme cette fois, se jette devant les pieds de l’orateur. L’orateur monte sur son dos et reprend son discours. Le cortège pascal a atteint la douzième station.

Douzième station

- Supposons, demanda Tymon, qu’on ait un jour un enfant. À qui ressemblerait-il le plus, penses-tu ? Ou : supposons qu’on ait un enfant, où irions-nous en vacances ?

Toutes ces années, il choisissait le conditionnel. Un jour, il dit « supposons », et le fit suivre par une longue pause avant d’ajouter, d’une voix très basse, « laisse tomber ».

- Supposons qu’on ait un enfant, interrogea Bora.

Ses yeux à lui se mirent à briller, « oui », dit-il en puisant de l’énergie à ses paroles.

Bora avait pensé qu’il viendrait une suite, mais il en resta là. Il ne compléta pas la phrase. Elle l’attira vers elle et posa la tête de l’homme sur ses genoux.

Bora se demande ce qu’il en serait si les gens frappés d’un immense chagrin étaient en mesure de garder ce chagrin aussi intact que possible avant même qu’il commence à diminuer. Qu’ils soient en mesure de lui donner – littéralement – une place, d’en faire une ville.

Et qu’une génération suivante puisse aller visiter ce chagrin, équipée de sacs à dos, de plans de ville et de dépliants.

Treizième station

C’est fou. Pourtant, elle n’avait jamais voulu avoir d’enfant. Leur force d’aspiration. Les enfants aspirent tout. Mais maintenant qu’elle est depuis si longtemps stérile, maintenant qu’elle marche de moins en moins et avance plutôt en trébuchant, maintenant qu’elle est sèche et ridée comme la plage à marée basse, maintenant que ses bras sont trop mous pour porter le poids d’un enfant, à son corps défendant elle pense toujours moins à lui comme à son mari et toujours plus comme à son fils, mon fils, je veux te bercer dans mon sein, te protéger, bien que tu sois mort et donc hors d’atteinte de tout danger.

Tout est ouvert. Il y a longtemps qu’il n’y a plus le moindre jeu, plus le moindre interstice par lequel la vie risque de s’échapper à la moindre distraction. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de résistance, plus rien qui puisse te faire obstacle, tandis qu’ici à Lublin, je me heurte constamment à des obstacles, dans cette ville aux rues comme des traînées du passé, aux piquets, aux gens, à l’idée que tu prendrais des forces au fil des ans, ou tout au moins tes bras, que je pourrais un jour m’y suspendre, comme un enfant dans un trotteur.

J’avais pensé que tu continuerais à vivre dans mon souvenir, pas vraiment, mais peut-être comme une photo. Elles aussi se déforment en vieillissant.

J’avais pensé que tu grandirais dans mon souvenir, que tu gonflerais, deviendrais plus noueux, comme un arbre dont le feuillage assombrit tout, mais qui protège aussi. De sorte que rien d’impromptu et lourd ne puisse plus tomber du ciel. De sorte que tout ne pourrait plus que s’infiltrer, humide mais lent.

Trente-trois ans. Bientôt, tu seras mort depuis plus longtemps que ce qu’il t’a été donné de vivre. Que faire ? Décorer mon petit appartement parisien ? Sortir les guirlandes de leur carton, le carton qui contient aussi les décorations de Noël et l’œuf coloré sur lequel tu m’avais griffonné un poussin ? Je marche dans une ville, courbée en avant. Avec toujours plus de vue sur mon ventre. Ma colonne vertébrale se courbe et mon ventre se creuse.

Quatorzième station

Une femme se tient dans le coin. Le dos courbé. Voussure dans l’espace vide de la chapelle. Espace vide, creux. Les parois ont été décorées de trompe-l’œil. Il y a une grande porte en teintes rose pastel, surmontée de deux anges drapant avec luxuriance leurs robes au-dessus de l’arche de la porte.

Il existe des silences en tous genres. Il existe un silence vide. Plein. Un silence traînant. Un silence qui se laisse partager mais jamais couper en deux, comme le chagrin ou un ver de terre. Il y a les voûtes, qui conduisent. Il y a une femme, une très vieille femme aux bas nylons. Il y a des dépliants d’information sur la chapelle.

Note de l’auteur
Grâce à deBuren, j’ai pu résider deux semaines à Lublin. J’y suis allée entre autres à une exposition sur l’artiste polonais Tytus Dzieduszycki-Sas dont l’œuvre m’a fortement impressionnée. Mes recherches sur Tytus sur Internet n’ont rien donné. Les rares informations que j’ai pu récolter se limitent au fait qu’il a vécu à Paris, qu’il est mort jeune et que sa femme s’appelle Barbara. Cette absence d’informations a stimulé mon imagination. J’ai inventé ma propre histoire. Bora n’est donc pas Barbara, sans doute Bora est-elle en fait surtout une métaphore de moi-même à Lublin : lente, tremblante, mais concentrée.

Traduit du néerlandais par Michel Perquy.

Lu à haute voix par Geneviève Damas

Michel Perquy traduit du et vers le français. Il est né à Bruges (1943) et a étudié les langues romanes à la KULeuven, après ses humanités gréco-latines. En tant que professeur de français, il était très actif dans le théâtre de son école et, dans cette optique, il a commencé à traduire (Boris Vian, Molière, Giraudoux, René Girard). Ensuite, il a été nommé directeur adjoint de la Maison des Etudiants belges à Paris et il a continué à développer ses activités de traduction (www.perquy.net). Actuellement, il habite à Bruxelles. Traduire et peindre (www.oparijs.eu) sont ses activités principales.