Na zdrowie, brave Belg!

Na zdrowie, petit Belge

La dernière fois que j’ai emprunté les chemins de fer polonais remonte à 1980. J’avais alors neuf ans. Aujourd’hui, trente-deux ans plus tard, alors que je fais glisser la portière du compartiment qui m’a été attribué, j’ai l’impression d’entrer dans une réplique, la matérialisation d’un souvenir. Depuis toutes ces années, le décor n’a pas changé, il paraît avoir échappé négligemment au passage du temps. C’est comme si je m’apprêtais à m’installer à côté de moi-même à neuf ans.

Alors que je pose ma valise dans le filet à bagages au dessus de mon siège, près de la fenêtre, ce moi à neuf ans surgit dans mon dos. Il me fait remarquer tout haut que ma mémoire laisse à désirer et que les choses ont bel et bien changé ici. Mais je ne l’entends pas, plongé que je suis dans la parfaite illusion nostalgique. Il, ou je, hausse les épaules et s’en va l’oreille basse.

Je m’installe en face d’un jeune couple et leur petite fille qu’ils peinent à maîtriser et qui ne donne aucun signe de fatigue pour l’instant. Ce n’est pas le cas des parents, qui ne la lâchent pas des yeux une seconde.

Le train parti, je me rends compte au fil des minutes que je me rappelle encore pas mal de mots polonais de mon enfance. À l’époque, je le parlais assez bien. Il est vrai que je comprends surtout les paroles brèves avec lesquelles le couple en face calme ou gronde sa fille, mais bon, c’est un début.

Pendant ce temps, le paysage qui défile devant nos yeux s’éteint peu à peu à la nuit tombante. Mais le seul à prendre le temps pour s’en rendre compte et à trouver cela plutôt extraordinaire, c’est moi.

Lorsque la petite fille, après avoir épuisé tout un répertoire de comportements agités, entreprend maladroitement de grimper vers les filets à bagages, le père décide que c’en est assez. Non sans protestations, il cueille l’enfant sur le dossier du siège où elle est montée et la plante sur les genoux de sa mère, qui lui présente alors un iPad.

C’était donc en 1980. Avec ma grand-mère et deux de mes tantes, je venais rendre visite à des parents dans différents endroits du pays. La ferme du frère de mon grand-père fut notre première destination. Quelque part dans le sud du pays, près de la frontière tchèque, nous débarquâmes à la gare locale. C’était une magnifique journée d’été. Nous prîmes ensuite un taxi jusqu’à la ferme. Épuisé par le long voyage en train, je ne tardai pas à m’endormir profondément sur l’étroite banquette arrière, serré entre mes deux tantes.

Soudain, je me réveillai, tout collant de sueur. Le taxi était arrêté. Mes tantes étaient descendues. Les mains sur les hanches, elles contemplaient le spectacle que je découvris à l’instant même. Notre chauffeur, jurant et ahanant, en train de pousser une vache qui barrait la route. Ma grand-mère, qui était restée assise à l’avant de la voiture, avait une expression d’irritation muette. Bienvenue en Pologne.

Dans le train, l’iPad montre son utilité : l’enfant se tient provisoirement tranquille, fascinée par ce qu’elle voit sur le petit écran. Il s’agit du film d’animation hollywoodien Shrek, à en juger par les dialogues surexcités qui n’ont aucune peine à couvrir ce qui devait passer pour un peu de calme.

Dehors, derrière nos reflets tremblants, seuls la pluie et le noir s’offrent encore au regard. Et c’est ainsi qu’une heure plus tard environ, nous arrivons à Lublin.

*

Le lendemain, pas question de traîner. Je me mets en route de bonne heure pour une première exploration. Le temps est bien un peu décevant, mais le promeneur des villes fanatique que je suis décide de ne pas trop s’en soucier.

Je ne vais pas tarder à me rendre compte de deux choses. Je suis en effet, malgré les conseils répétés de ma famille, parti de chez moi avec trop peu de vêtements résistants au froid. Et nom de dieu, j’ai encore emporté le parapluie cassé.

Mais les alentours captivent mon attention au point qu’il ne me vient pas tout de suite à l’esprit de me mettre à l’abri. Malgré toutes les influences occidentales accueillies à bras ouverts, ici l’ancienne Europe de l’Est continue partout de respirer, imperturbablement. Par dessus, par dessous et à travers tous les changements adoptés avec enthousiasme.

Soudain, mes pieds ne touchent plus terre. Je suis saisi par le col, et soulevé loin au-dessus de la ville. Un Léviathan slave me fait lentement tourner et guide mon regard par-dessus un panorama d’innombrables églises vers la forêt originelle de Bialowieska, les Carpates, la mer Baltique.

- En effet, camarade, c’est toujours la Pologne ici.

Je suis délicatement reposé sur le plancher des vaches et je poursuis ma promenade, d’humeur joyeuse.

Un homme renfrogné, le crâne rasé sous sa capuche, les mains dans les poches de son pantalon de treillis, se retourne légèrement vers moi. Je ne change rien à ma façon de marcher et je regarde calmement devant moi. Comme s’il n’y avait aucun, mais alors vraiment pas le moindre problème.

- Nous étions évidemment très curieux de savoir qui tu étais, du coup on a cherché ton nom sur Google. Mais impossible de rien trouver sur ce que tu écris. Ça nous a tout de même un peu étonnés.

Celle qui parle, c’est Malgorzata (Gosia pour ses amis) de l’Institut culturel de Lublin. Une fille cordiale et chaleureuse d’une vingtaine d’années, chargée de m’accueillir ici. Nous sommes à l’Akwarela, un bistrot plein d’ambiance dans le centre-ville historique. Avec elle, Zosia, une de ses collègues et professeur de littérature polonaise. Une dame d’apparence ouverte et gaie, comme si elle pouvait à tout moment éclater d’un fou rire communicatif.

- C’est-à-dire, commence ma réponse, que je ne comprends pas toujours très bien moi-même.

Calmement, j’avale une gorgée beaucoup trop grande de mon cappuccino brûlant.

- Je ne publie rarement quelque chose. Il est rare que j’achève ce que je commence. Moi aussi, il m’arrive de me demander : mais qu’est-ce que je fabrique au juste ?

Dans un flash, je me vois en maître chanteur, faisant l’objet d’un avis de recherche international, acculé à la fuite et échafaudant un projet d’évasion. Et si je renversais brusquement cette table avant de sauter par cette fenêtre fermée en poussant un cri terrifiant ? If you leave me now de Chicago passe en fond sonore.

- Quoi qu’il en soit, dis-je, apparemment je m’en sors quand même assez bien.

Un ange passe.

- Hé, poursuis-je, how else would I get here ?

Sur quoi, Zosia est prise d’un fou rire communicatif.

*

À la ferme, je partageais une chambre avec ma grand-mère et mes deux tantes. Une nuit, la porte s’ouvrit brusquement. Sur le seuil se tenait le fils aîné de la famille. De toute évidence, il s’était payé une belle noce, avait déniché une trompette quelque part au passage et venait de décider de nous faire une petite démonstration de free-jazz, là, tout de suite, sans s’embarrasser le moins du monde d’une quelconque maîtrise de l’instrument. Il était en outre coiffé d’un drôle de petit chapeau à la provenance tout aussi incertaine. Lorsque ma grand-mère parvint enfin à localiser ses lunettes et nous demanda, ahurie, ce que c’était que tout ça, il avait déjà disparu comme il était venu.

Le lendemain matin, lui et moi, nous nous retrouvâmes à pêcher l’anguille au bord d’une rivière encore brumeuse. C’est qu’il me l’avait promis. Il ne parlait pas beaucoup. Il était assis là, les yeux bordés de rouge, le regard perdu dans le vague. Et les anguilles de se marrer.

*

À l’Akwarela, je fais signe à la serveuse pour commander un autre verre.

- Maciej, notre photographe, va passer aussi, annonce Gosia. Il prendra quelques photos de toi au cours de la semaine, dans le cadre de ton séjour ici.

Maciej arrive. Il ne rate pas son entrée. Après une brève présentation, on en est encore à échanger une cordiale poignée de main qu’il se lance dans une tirade prononcée à moitié en rigolant.

- Pourquoi, mais pourquoi est-ce toujours à moi que s’en prennent ces fous dans la rue ?

Et, déboutonnant sa veste :

- Pas plus tard que tout à l’heure, j’y ai encore eu droit. Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que j’ai que les autres n’ont pas?

Il s’assied, passe une main dans ses cheveux.

- D’ailleurs, j’ai compris que dalle à ce qu’il me voulait, cet emmerdeur.

Et il enchaîne en m’expliquant qu’il est un misanthrope convaincu.

- Tu as déjà embêté Arnon Grunberg avec ces histoires quand il était ici, dit Gosia.

Il me plaît tout de suite. Très vite, il se révèle être de très bonne compagnie. Et dans les jours à suivre, il se montrera un camarade idéal.

Je m’aperçois avec plaisir que les rapports sont plutôt informels ici. Je suis tellement à l’aise, qu’il ne me vient même pas à l’esprit de me dire ‘ah, c’est fou ce que je me sens à l’aise’. Encore moins l’idée qu’en fin de compte, je suis là plus ou moins pour travailler. Bientôt, nous en venons à échanger plusieurs anecdotes amusantes, parmi lesquelles celle-ci, dont je ne voudrais pas vous priver. Un jour, le père de Gosia se fait aborder en pleine journée par un poivrot anonyme, l’air complètement égaré, qui lui demande où diable il peut bien se trouver. Lorsque le père de Gosia lui explique dans quelle rue ils se trouvent, l’homme se met à agiter les mains d’un air de désapprobation, puis il fait quelques pas incertains en arrière, regarde autour de lui les yeux écarquillés, et dit : ‘Non, non, Monsieur, non, je veux dire : dans quelle ville ?!’

*

Le lendemain, le ciel s’est éclairci. Je sors pour découvrir une splendide journée. Je passe par la Porte de Cracovie – aménagée dans la masse d’un ancien mur de forteresse du XIVe siècle – pour me retrouver dans le centre historique. Ce quartier, qu’on appelle aujourd’hui la ‘Vieille Ville’, fut autrefois le ghetto de Lublin, et le premier Judenreservat liquidé par les nazis, comme l’indiquent les Archives Nationales.

À quatre kilomètres d’ici, à Majdanek, eut lieu le 3 novembre 1943 la plus grande exécution de masse dans l’histoire de tous les camps de concentration, connue sous le nom de « Fête de la moisson ». 18.000 personnes furent exécutées en cette seule journée. Des 40.000 Juifs de Lublin, environ 200 devaient survivre à la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, c’est devenu un quartier où il fait bon flâner, avec une foule de cafés et de restaurants. Bien qu’il soit encore tôt, les rues sont animées. Je croise un troupeau d’adolescents qui suivent leur guide, le pas résigné. Des ouvriers bruyants montent une terrasse en bois. Des fûts sont roulés à l’intérieur des bars. Un couple de touristes d’un certain âge, plongé dans l’examen d’un plan déplié, bloque le chemin d’une camionnette qui klaxonne avec impatience. Un homme d’affaires, bien planté sur ses jambes écartées, passe un coup de fil, le regard absent, un doigt enfoncé dans son oreille libre, et répète à plusieurs reprises, de plus en plus agacé, ‘allo ?’ Quelque part, des cloches sonnent.

Je monte une étroite ruelle pavée qui grimpe en tournant vers une petite place dallée de pierres. Au bord, se dévoile un panorama impressionnant. Tout en bas, l’autoroute se déroule comme une limite bruissante entre la ville et des zones plus désolées. J’étais loin de me douter qu’il y eût une telle différence d’altitude ici par rapport aux environs. Il faut dire que je suis le genre de promeneur qui fait rarement très attention.

Au loin sur ma droite se dressent plusieurs tours d’habitation. Des géants en béton silencieux, à l’aura imposante d’une autre époque, plus sévère. À gauche, les contours d’une banlieue vallonnée. Au-delà, rendus indécis par l’intensité du soleil et la distance, les silhouettes floues de grandes installations industrielles.

C’est alors qu’un type au visage marqué, orné d’une moustache à la gauloise, vient fumer une cigarette à quelques mètres de moi. Comme s’il avait été envoyé ici exprès pour moi, pour sa concordance d’un instant avec l’histoire du panorama. Merci, saint patron du récit de voyage, qui que tu sois.

*

- Y a-t-il quelque chose de Belgique qui te ferait plaisir ? demanda une de mes deux tantes. On peut te l’envoyer.

Nous prenions congé de quelqu’un qui était, je pense, un grand-oncle. Dans une province du nord cette fois-ci. Un homme âgé, célibataire. Enfin, âgé aux yeux d’un gamin de neuf ans. Peut-être avait-il la quarantaine, pour ce que j’en sais. Il vivait un peu à l’écart, en lisière de la forêt. Je me souviens de lui comme d’un personnage extrêmement maussade, qui ne s’anima quelque peu que lorsqu’il nous montra son immense collection de journaux. Dans un garage, bien à l’abri et sous clef, les piles atteignaient plusieurs mètres de haut. Quel drôle d’oiseau, m’étais-je dit.

- Vas-y, demande, dit l’autre tante. Tout ce que tu veux, dans la mesure du possible.

Il eut un rare sourire.

- Eh bien, se lança-t-il, c’est quelque chose que j’ai vu il n’y a pas longtemps. Chez quelqu’un de l’Ouest.

Ses yeux se mirent à briller.

- Un de ces stylos à quatre couleurs.

Soudain, quelque chose me le rendit sympathique. Je crois que c’était ce sourire de vieux solitaire.

- Ça me ferait bien plaisir, oui.

Elles lui envoyèrent une petite boîte qui en contenait plusieurs exemplaires. Il répondit par une lettre débordante de gratitude.

*

Je suis interviewé pour le journal local. Gosia joue les interprètes. En face de moi, j’ai un homme costaud d’apparence joviale, qui doit avoir la cinquantaine, je pense. Il est passionné par Lublin dont il connaît tout, à ce qu’on me dit. Je hoche la tête en signe d’approbation, tout en cherchant à attirer l’attention d’une serveuse. Il y a beaucoup de monde à l’Akwarela aujourd’hui. Le journaliste, qui paraît de bonne humeur, me regarde d’un air motivé, confortablement adossé dans son fauteuil. En ce qui le concerne, nous pouvons démarrer. Il se lance dans sa question, l’adressant à Gosia pour des raisons pratiques. Très vite, j’entends le mot ‘Lublin’. Puis encore une fois. Il ne tarde pas à s’emballer. S’autodirige comme un chef d’orchestre, stylo à la main, inspire profondément de temps à autre, à la recherche de la formule juste. Gosia l’écoute avec le sérieux qui convient. De temps en temps, elle échange un regard rapide avec moi, et hoche la tête. ‘Tak’ dit-elle ponctuellement, ce qui veut dire ‘oui’. La question continue de se dérouler, finit par atteindre des proportions épiques. ‘Tak’, ‘tak’, ‘Lublin’, ‘tak’, ‘Lublin’, ‘tak’.

Je les observe comme le ferait un pygmée méfiant qui assisterait à la discussion entre deux anthropologues finnois. La question touche à sa fin.

- Donc, commence Gosia.

Elle toussote pour se préparer. Le journaliste en profite pour vite rajouter quelques phrases, d’une voix plus faible, comme si ses cordes vocales devaient se détendre encore un peu avant de s’arrêter totalement.

- Il a demandé comment tu t’y prendrais pour promouvoir la ville de Lublin. Pour convaincre les gens que c’est ici qu’il faut venir, et non ailleurs. Quels sont à ton sens les atouts, les charmes de cet endroit ?

Je prends quelques instants un air juste un peu trop sérieux pour être crédible.

- Eh bien, dis-je, c’est une belle ville. Beaucoup de culture. Des universités.

Je réfléchis.

- Des théâtres !

Silence.

- Hé, pour commencer, je me plais beaucoup ici.

Cela ne suffit pas, bien sûr. Je dois pouvoir faire mieux que ça.

- Écoutez, poursuis-je, je ne suis pas la personne indiquée pour promouvoir quoi que ce soit. Je n’y arrive même pas pour mes propres affaires. En général, je me dis : faites-en donc ce que vous voulez.

Lorsque mes paroles sont à leur tour traduites par Gosia, je vois les traits du journaliste se contracter de plus en plus, envahis par le doute. Son stylo oscille nerveusement entre deux doigts. Il me lance de brefs coups d’œil en coin. C’est bien beau ce que notre invité a à dire à son propre sujet, mais qu’en est-il de Lublin ? Pour ne pas mener la vie trop dure à ce brave homme – et avant tout, soyons francs, pour m’en débarrasser – je me résous à poursuivre par un éloge des plus fervents.

- « Lublin », dites-vous ? If you can make it there you’ll make it anywhere!

Un grand orchestre swing se met à jouer. Disparus, les murs et le plafond du café Akwarela. Notre table se trouve maintenant en plein air, sur une estrade tournante à facettes. Une chorale masculine nous entoure. ‘Luuu-bliiin!’ Les serveuses exécutent une chorégraphie synchronisée. Les autres clients font des sauts périlleux, crachent du feu, forment une pyramide humaine. ‘Luuu-bliiin!’ Les chapeaux s’envolent. Des coups de canon retentissent. Confettis partout. Un escadron d’avions de chasse frôle nos têtes. ‘Luuu-bliiin!’ Un solo de batterie atteint son paroxysme. Voilà comment il faut faire !

Le journaliste et moi échangeons un high five. Tu vois, tu sais faire ! Mon énième portrait plus vrai que nature dans un journal. Je n’apprendrai donc jamais ?

*

Ce que j’aime par dessus tout, c’est sortir sans plan préconçu. Mon humeur me guidera. Si cela implique qu’il me plaît de faire abstraction des musées et autres attractions touristiques, soit. Il n’est pas rare que les choses culturelles ne m’intéressent que moyennement. Je ne trouve rien d’extraordinaire à cela, aussi n’ai-je rien de très intéressant à ajouter à ce sujet. Mais c’est encore une belle après-midi à Lublin, et j’ai juste envie de me promener jusqu’à plus soif. Je verrai bien où cela me mène.

Dans ce domaine, cela ne me dérange pas de me réclamer de ces sacrés situationnistes et de leur ‘dérive’ : le choix conscient d’une errance urbaine dans laquelle le hasard joue un rôle primordial, et où le joyeux promeneur, à la recherche de ‘l’effet psycho-géographique’, absorbe les changements d’ambiance de quartier en quartier. En revanche, ce n’est pas pour avoir l’impression, comme le ferait tout bon situationniste qui se respecte, de commettre un quelconque acte subversif. Le Français révolutionnaire en moi est un peu trop léthargique. Je me promène sur une large avenue, dont on voit de loin qu’elle se prolonge sur des kilomètres. Des deux côtés, elle n’est bordée que de grands bâtiments, essentiellement des universités ou des organismes connexes. Je m’arrête devant la Katolicki Uniwersytet Lubelski Jana Pawla II (Jean Paul II). Karol Wojtyla en personne y fut jadis lecteur en éthique. Un homme dont le portrait a accompagné mon enfance. Jusqu’à la mort de ma grand-mère, sa photo encadrée a orné le mur de son salon. Et chaque année, elle achetait son calendrier. Je ne veux pas dire qu’il venait en personne le vendre en faisant du porte à porte à Heusden-Zolder. Le pasteur polonais local s’en chargeait pour lui. Dans les locaux des clubs de la communauté polonaise au Limbourg, son image était également omniprésente. Et cerise sur le gâteau, je l’ai vu une fois en chair et en os, à Lourdes. En compagnie de ma grand-mère et des deux tantes, parfaitement.

Je repasserai par ici plus tard dans la soirée, avec Maciej, qui me fera visiter une plus grande partie de Lublin en voiture. Un peu plus loin, il ralentira, me montrera un café bondé et me dira :

- C’est là que vont les étudiants les plus déchaînés. Un jour, j’ai accidentellement poussé la porte. Au bout d’une minute, je me suis demandé : are they going to kill me now or let me finish my beer first?

Je décide de rentrer. Il faudrait que je passe au supermarché avant qu’il ferme, et j’ai encore un bon bout de chemin à faire pour regagner ma chambre.

Je passe devant un cimetière situé dans un cadre verdoyant. Pile à côté, il y a un gigantesque Shopping Center. Un peu plus loin, une affiche pour une pièce de Beckett. Je m’arrête un instant devant la vitrine du magasin de spiritueux Alkohole Jack pour regarder une bouteille de Vodka Pepesza en forme de mitrailleuse AK-47 en verre. Je suis impressionné. Un peu plus loin encore, une affiche pour Macbeth, de Szekspir. En traversant la rue, je me mets à courir à mi-chemin à cause de la conduite hésitante et zigzagante de la voiture de l’auto-école Amigo qui s’approche de moi plus vite que je ne le pensais. La dame au volant, très concentrée, parvient pourtant à me faire un signe de la main pour s’excuser. Je croise un homme qui tient autant du garde du corps que du chanteur de charme et de l’animateur de jeu télévisé, à qui je repense en voyant l’affiche d’une pièce de théâtre de Woody Allen.

Sur une publicité de bière, je reconnais Boniek, un des plus brillants internationaux de football polonais de tous les temps. Le championnat du monde de 1982 en Espagne : la Belgique perd contre la Pologne 3-0, Boniek marque trois fois. Puis vient une annonce spectaculaire pour la ‘John Cage Year Lublin 2012’ – un autre de mes héros. Un musicien de rue, au visage sévère et stoïque, mais passablement charismatique (du genre Klaus Kinski) joue I Just Called To Say I Love You sur son violon électrique. Son interprétation est encore plus sirupeuse que l’original, pour autant que ce soit possible.

Sur la place centrale de la ville, Plac Litewski, je passe devant la statue de Józef Piłsudski, fondateur de l’État polonais moderne. Avec sa moustache imposante et sa bravoure militaire, il se tient noblement sur son cheval nerveux, comme s’il pouvait à tout instant charger en direction du McDonalds qui se trouve un peu plus loin en face.

Au supermarché, j’achète un bocal de harengs salés. Un snack apprécié des Polonais. Et pas en dernier lieu parce qu’il ne fait que donner encore plus soif.

‘Ah ! Monsieur Premier Hareng !’ C’est ce que crie mon père à chaque fois qu’il voit le chanteur de soul populaire Percy Sledge à la télévision. Car, dit-il : ‘Pierwsky, c’est premier en polonais, et sledze veut dire hareng. Et maintenant, mesdames, messieurs, voici When a Man Loves a Woman par Premier Hareng.’

L’Institut Culturel de Lublin a prévu un programme pour moi ce soir : nous allons faire la tournée d’un certain nombre de bars bien comme il faut. Et il semblerait qu’il est alors inconcevable de sauter ceux qui proposent la plus large gamme de vodkas. L’idée me paraît excellente. Rendez-vous à 20h à la Porte de Cracovie.

Alors que je m’apprête à quitter ma chambre, j’entends dans le couloir frapper chez les voisins au rythme de l’Ouverture de Guillaume Tell. Je ne sais pourquoi, j’attends immobile, clef à la main, que ce soit terminé. Une fois dehors, quelques maisons plus loin, j’entends crier à plusieurs reprises ‘ciapa !’, ce qui veut dire quelque chose comme andouille. Des signes prémonitoires ?

Dans le premier café où nous entrons, je déclenche d’emblée l’hilarité générale en commandant une bière de taille normale (33 cl). Il apparaît que ce n’est pas tout à fait en accord avec ce qu’on entend ici par ‘se taper une petite bière pour bien démarrer la soirée’.

La compagnie me regarde d’un air amusé, chacun de ses membres ayant devant lui un seau en verre muni d’une poignée titanesque, rempli à ras bord de deux litres de bière au bas mot. Na zdrowie, petit Belge !

Outre Maciej, Gosia et Zosia, le mari de Gosia, Michael, est également de la partie. C’est un sympathique réparateur informatique, un peu timide, et fan de Stars Wars. Puis il y a Gabi, encore une fille dynamique du secteur culturel local. Ma présomption que ce sont bien les femmes qui sont aux manettes ici se voit petit à petit confirmé.

On commande une deuxième tournée. Je vais en prendre une de la taille pour myope assoiffé moi aussi, s’il vous plaît. Ensuite les images se troublent, le récit de la suite de la soirée – et de la nuit – s’étale devant moi comme sur des lambeaux moisis de papyrus millénaires. Tout au fond d’une grotte.

... on se promène tous sous la pluie ... je discute avec Michael d’Obi-Wan Kenobi ... beaucoup, beaucoup de couleurs de vodka différentes au bar Tancereczka (le Danseur) ... on crie devant un match de foot à la télé ... Bayern-Real ... moi en train de faire toutes sortes de promesses ... un brin de causette avec plusieurs jeunes punks sur le chemin du retour ... puis moi rentrant seul, faisant un très gros détour, bien malgré moi ... et autre chose encore ...

Le lendemain matin, je découvre que j’ai fini le reste du hareng avant de me coucher. D’où ma bouche pâteuse. Et apparemment, j’ai pris quelques notes aussi, comme celle-ci : ‘Motur film (?), consommateur, large/long/soleil cuhant [sic].’

Ce n’est peut-être pas plus mal que la mémoire me fasse défaut.

*

Le soir de ma dernière journée à Lublin a lieu l’ouverture d’un festival de jazz. À mon grand bonheur, on y projette un film sur la vie de Krzysztof Komeda, un pianiste de jazz polonais et compositeur de musique de films. Un des mes préférés. Quelle veine.

Dans le documentaire, Roman Polanski est longuement interviewé. Komeda et lui étaient des amis très proches, depuis leur enfance. C’est la première fois que j’entends Polanski parler polonais. Jusqu’à sa mort, Komeda a écrit la musique de tous les films de Polanski, dont Lullaby, ce thème absolument merveilleux de Rosemary’s Baby : le film où Mia Farrow joue le rôle d’une femme enceinte de l’enfant de Satan. Et pourquoi pas ? Rien que de penser à cet air, j’en ai la chair de poule.

La salle est si pleine que Gosia et moi sommes assis dans l’escalier, mais cela m’est égal. Le film comporte de magnifiques images d’archives. Du jazz sous le communisme par exemple, et tout ce que cela impliquait comme débrouille. Ou encore Komeda et Polanski, étalant leur réussite à Hollywood. Hollywood, la ville où Komeda trouva prématurément la mort dans des circonstances douteuses. La cause probable fut une empoignade amicale mais trop physique avec le célèbre écrivain polonais Marek Hłasko, au cours de laquelle une chute de Komeda aurait entraîné des lésions cérébrales fatales. Triste histoire. Puis, au moment du générique, pan ! dans le cœur, une nouvelle fois cette petite mélodie.

Une dernière balade, tard dans la nuit. Au sommet d’une colline, je contemple la ville. Le dieu du récit de voyage, quel qu’il soit, me fait un beau cadeau d’adieu en noyant tout dans une épaisse brume mystérieuse.

Avec cela et Lullaby de Rosemary’s Baby à l’esprit, je lève un seau de bière imaginaire de deux litres, à la santé de tous ceux qui ont rendu mon séjour ici si spécial. Na zdrowie, Lublin!

Traduit du néerlandais par Kim Andringa

Lu à haute voix par Simon Espalieu

Kim Andringa (Middelburg, 1977) a grandi en France et aux Pays-Bas. Elle a étudié la langue et la littérature françaises à la KUN à Nimègue. En 2007, elle a été promue en littérature comparée à la Sorbonne à Paris. Actuellement, elle travaille comme enseignante-chercheuse au sein de l’Unité d’enseignement et de recherche de la langue néerlandaise à la Sorbonne. En outre, depuis une dizaine d’années, elle est traductrice littéraire; elle traduit principalement de la poésie. Elle traduit du français vers le néerlandais et plus souvent du néerlandais et du frison vers le français.

Le 04.07.2012 le quotidien flamand De Morgen a publié la version originale du citybook Na zdrowie, brave Belg! et une interview avec Mauro Pawlowski dans une série de citybooks.