Cent quarante kilos d'amour
Le grand oiseau de fer d’Air Adria traversa les toiles de tente d’Europe occidentale claquant à tous les vents, accomplit un vol plané par-dessus les ruines du rideau de fer à l’est de l’Europe, perçut au loin au-dessus des mers le tumulte sur les places publiques égyptiennes et s’approcha dangereusement des moustaches ottomanes et des portraits d’Atatürk. Virant par Thessalonique où les putes traînassaient dans les ports, notre engin volant se réveilla juste à temps pour faire demi-tour car il venait presque de dépasser sa destination. Se frayant un passage à travers les panaches de fumée de cigarettes Ronhill et de cheminées industrielles sans filtre, il se disposa à descendre vers l’aine des Balkans pour atterrir finalement dans le petit pays à la croisée des civilisations où attendaient fébrilement deux millions d’habitants : la Macédoine.
Si le corps est bel et bien arrivé à destination quand on s’extirpe d’un avion, l’esprit demeure suspendu quelque part dans une zone intermédiaire. Était-ce la raison pour laquelle je tremblais sur mes jambes flageolantes malgré mes cent treize à cent trente (en hiver) kilos de lesbienne indépendante ? Ou parce que j’étais ici pour l’amour et que je pourrais en venir à entreprendre une nouvelle tentative de suicide ?
- Nous voici au pays où il suffit de se baisser pour ramasser les opportunités et les hommes, déclara l’espionne américaine Joycelyn avec solennité et en oubliant de diminuer le son. Des milliers de peuples ont déjà réussi à soumettre les Macédoniens avant nous, c’est maintenant à nous de les dominer.
Joycelyn n’était pas comme tout le monde, déjà en tant qu’Américaine, mais encore par sa grave déficience auditive. Toute gosse, elle s’était rendue sourde comme un pot dès qu’elle sut parler en hurlant si douloureusement fort qu’elle n’arrivait quasiment plus à entendre quelqu’un depuis lors. Ce qui, en tant qu’Américaine, n’était pas de nature à la gêner outre mesure. Elle était là pour établir de bonnes relations avec la population indigène. Et, en passant, pour trouver un homme. Son patron, le FBI, était parfaitement capable de repérer tout et n’importe qui.
De mon côté, déléguée du trou de transit d’Europe occidentale, du royaume du roi Albert, épicurien taciturne atteint de Parkinson, je représentais ce petit pays enchevêtré dans son propre nœud gordien qu’on appelle la Belgique. Ma mission dans ce pays avait un caractère humanitaire. Je voulais délivrer une pute des griffes des Albanais macédoniens pour lui procurer un meilleur boulot chez moi. Ma salope s’appelait Ivana et m’avait été proposée en ligne pour trois fois rien par un gentil Albanais macédonien islamiste qui avait soudainement disparu de la toile.
AVERTISSEMENT
Cher lecteur, attends-toi à un giclement de passion et de sang. Retiens ton souffle, garde le karcher à portée de main. Ce lamentable libelle cherche à te raconter quelque chose sur l’Amour et sur la Surdité dans le décor d’une Macédoine étonnante, cotonneuse et insondable. Il me faut te confier ces paroles pour que tu puisses juger toi-même si j’ai quoi que ce soit à me reprocher dans ma fréquentation des peuplades étrangères des Balkans, juste pas assez étrangères pour balancer par hélicoptère des friteuses, des obligations d’État et du chocolat sur leurs villes et leurs montagnes, mais néanmoins assez différentes pour que le seul langage qu’on comprenne tous les deux s’appelle Visa.
Le roi fromage
Sur un écran GPS, l’aéroport n’était qu’une minuscule tête d’épingle noire. En réalité, l’édifice était un tantinet plus grand et infiniment plus chaud. Selon les règles du récit de voyage, il ne pouvait y avoir âme qui vive aussi loin que portait le regard. Même pas un chauffeur de taxi. Apparemment, même la moindre étincelle d’espérance que je vouais encore à ce monde ne se justifiait plus. Quand le tacot plein d’Albanais daignerait-il surgir en trombe afin de m’enlever, de me violer et de me condamner à fabriquer sous la contrainte du fromage de chèvre dans leur village de montagne ? J’étais terriblement curieuse de l’apprendre, mais personne ne semblait en mesure de me le dire. Ah ! que reste-t-il de nos jours de cette belle hospitalité ?
Semblables à des escargots trempés de sueur, Joycelyn et moi parvînmes à glisser vers un arrêt de bus. À partir de sept heures et demie du matin, le four céleste local était réglé sur quarante degrés, histoire de situer la température ambiante du pays pour le reste de la journée. Somme toute, c’était encore plus déprimant que le climat belge parce qu’ici, il n’existait pas la moindre perspective de changement.
Sur leurs hampes, des millions de drapeaux macédoniens flambant neufs flottaient glorieusement au ralenti. Ils nous indiquaient sans la moindre hésitation la direction à prendre vers la capitale.
À dix heures tapant, nous nous effondrâmes sur la terrasse de notre hôtel, le ‘Youth Hostel’. J’aperçus un petit point noir sur mon nez, animal ailé ou tête d’épingle. Je me sentais trop lasse pour l’enlever. Avalant goulûment des demi-litres de bières, des indigènes quinquagénaires étaient attablés devant des laitues entières ou des remèdes anti-gueule-de-bois sous forme de bols de soupe au lard, sans jamais se départir de la cigarette qu’ils continuaient à fumer avec application pendant toute la durée du repas. Pour communiquer, ils se servaient d’imitations plus ou moins réussies de charnières grinçantes ou de sifflements de pneus crevés. De mon côté, j’étais également sur le point de devenir folle de chaleur. Je ne tenais plus que grâce à mes Pepe Jeans bien serrés qui comprimaient mes formes et au souvenir de la créature qui avait plus que tout au monde besoin de moi : Ivana. Je l’avais vue de mes propres yeux manifester tant d’attachement en se tortillant en ligne.
- Avant de partir en quête d’Ivana, de pétrole, d’indigènes, de Prada et d’or, on ferait mieux d’engouffrer quelques hydrates de carbone, songea philosophiquement et toujours à haute voix Joycelyn.
S’emparant de la carte, elle dut constater qu’elle était rédigée en cyrillique.
- Quelle provocation pour des Américains lecteurs d’alphabet comme le nôtre ! fulmina Joycelyn.
- Oui ! Vraiment ! De la pure provoc ! m’entendis-je répéter. En fait, je ne parlais plus depuis des années mais c’était le Prozac qui parlait à travers moi. Le Prozac recouvrait mon univers d’une voile, il était le chapiteau festif protégeant la table funéraire de ma vie.
- Provocation, continua à grogner Joycelyn.
Mue par le sens de l’équité américain si étonnant doublé d’une assertivité tout aussi américaine, elle fonça vers la cuisine du restaurant. Avide de vengeance et d’un bon morceau, je la suivis dans les coulisses de la cuisine. Je m’engouffrai par les portes battantes, restai coincée, réussis à m’en extirper pour me voir une seconde plus tard basculer en avant, ayant juste le temps d’étendre mes mains pour atterrir au beau milieu d’un amoncellement de tomates juteuses. Le sang gicla partout à la ronde. Je me voyais allongée entre ces tomates gonflées dégoulinantes et je songeai, prise de panique : Ivana ne veut plus de moi.
Pendant ce temps, Joycelyn venait d’atteindre le sommet d’une montagne de pommes de terre.
- Regarde, là ! cria-t-elle.
Un garçon aux yeux exorbités tenait un grand hachoir à la main. Elle le mit en joue.
- Un bonhomme en train de couper non-stop des légumes, du pain, du fromage et de la viande. C’est tellement plus humain qu’un robot ménager. Hache donc pour nous, jeune homme !
Le garnement hacha les légumes comme s’il jouait sa propre vie. En un temps record, les montagnes de nourriture pour les Bouffeurs de salade étaient devenues plus hautes encore.
- Mange ! me cria Joycelyn.
Je sentis mon courage se liquéfier. On dit souvent que le changement de nourriture fait manger, mais l’affaire était sans issue. J’engloutis quatre-vingt-cinq concombres entassés dans un coin comme des munitions, j’avalai une baignoire de carottes râpées grâce au zèle du garçon susdit, de même qu’une brouette de fromage, une pyramide de tomates et quelques pains faits maison, mais j’abandonnai bien vite la partie. Ma vessie était prête à éclater mais pour le reste, mon corps ne s’était pas rempli du tout. À défaut de graisses animales, impossible de me rassasier. C’était à crier vengeance. Chèvres, moutons et vaches se goinfraient à volonté au bord de la route et dans de verts pâturages là-haut dans les montagnes tandis que moi, je crevais pour ainsi dire de faim. Il était encore trop tôt pour la viande dans le pays des Bouffeurs de salade, nous informa en tremblant le garçon aux yeux de dogue.
Mes rêves dérivaient vers une vache et vers Ivana. Comment une véritable vache cularde belge pourrait-elle s’accorder harmonieusement avec quelqu’un comme Ivana ? Le vide atmosphérique de mon âme tentait de capter chaque détail de sa beauté. Comme elle avait l’air pâle et vulnérable, ronronnant comme un petit chaton devant la webcam. Je me la représentai sous une montagne de fromage râpé qu’elle tirait comme une couette par-dessus son corps déjà en chaleur.
Au fond des fondations
Joycelyn partit à toute allure vers les indigènes au cœur de la ville. Moi, je restai plantée là, affamée et solitaire. L’air charriait des nuages de poussières. D’immenses grues balançaient des baquets de ciment au-dessus de la ville. Des ouvriers du bâtiment comptaient leurs heures sup’. Réussiraient-ils à maquiller durablement la capitale pour le 8 septembre, jour du vingtième anniversaire de l’indépendance ? La force vitale d’une civilisation se manifeste à travers ses maîtres d’œuvre. Il suffit de regarder l’Égypte ou la Côte d’Ivoire. Ou encore les parents d’Ivana, simples paysans ayant réussi à modeler une fille résistante à tous les boulots, gros et petits, sales et dégueulasses. À y regarder de plus près, ils avaient fait cette fille pour moi. Et je me trouvais là, en train de transpirer pour elle à la lisière de la grande place Lego de Skopje. Pour elle, je me risquai dans la toute nouvelle forêt de créatures de plâtre érigées en statues. Toutes aussi bidon qu’Ivana. Installées sur les bancs, des filles aux airs de catin minaudaient, la bouche en cul de poule, avant de céder en fin de compte à des garçons mi-modernes, mi-métrosexuels. Il n’y avait pas qu’une petite chance qu’Ivana se pavane parmi les fées de ce Bois de Boulogne. Tito, l’amateur de gros seins et grand ami des Américains, avait été remplacé par des dizaines de Macédoniens inconnus et morts qui, du haut de leur socle à trois sous, contemplaient l’immensité du chantier Skopje à leurs pieds. Une statue en particulier sut me toucher. Le plus grand homosexuel de l’histoire mondiale montrait fièrement ses plumes au sommet d’une immense pièce montée de sucre au milieu de la place : un énorme Alexandre le Grand galopait sur son cheval préféré vers l’avenir doré de deux millions de Bouffeurs de salade.
Mais il y avait péril en la demeure, grand péril. Près des colonnes, un petit groupe de masse critique battait le pavé. Pamphlets à l’appui.
- Surveille ta respiration et fous le camp, me dis-je avec sévérité.
Plusieurs médecins (dermatologues et psychiatres) m’avaient informé indépendamment les uns des autres de mon taux d’allergie élevé par rapport à la masse critique, me conseillant par conséquent de garder mes distances. Dans le monde entier, les représentants mâles de cette engeance s’équipent d’un mégot pour décorer leur visage poupin à peine duveteux tandis que les filles maussades mais belles à mourir drapent leur corps dans des loques artistiques. Entendre une des filles suspectes roucouler un « nooooon » signifiait que la maladie était toute proche. Je ne pus pourtant m’en empêcher. Avais-je donc de nouveau des tendances suicidaires sans que je m’en fusse rendu compte ? Fortement amaigrie depuis mon arrivée chez les Bouffeurs de salade, je me dirigeai de toute la vulnérabilité de mes cent douze kilos vers la fille la plus coriace, la plus inaccessible du groupe.
- C’était ici le marché aux filles ?
- Mais non, roucoula l’enfant. Ce que tu vois ici, c’est le recyclage de l’imagerie communiste par un gouvernement néolibéral dévoyé qui y voit l’opportunité de blanchir de l’argent et de relancer le sentiment national. La Macédoine est une construction. Notre territoire a été laminé pendant des siècles par des peuplades venues de tous les horizons.
- Tout à fait d’accord avec vous. J’en référerai au grand manitou de mon propre pays lointain, lui répondis-je.
Quelque chose me frappait-il dans ces statues ?
- Oui, dis-je. Absolument.
- En effet, dit-elle en répondant à ma place, toutes ces statues représentent des vieux schnocks raides morts, tous des hommes. Pourquoi ne pas renverser la vapeur et penser à l’avenir ?
Ma crainte recula, mon cœur enfla de tant d’espoir et de foi en ce qui devait encore advenir.
- Ne désespère pas, ma jolie, entendis-je réagir le Prozac en moi, je gagnerai pour toi le prix Nobel de Diététique en 2050, je suis une femme et toujours en vie. Je veux me sacrifier pour ton pays. Tu peux me donner une statue. Mais vite, avant qu’il ne soit trop tard et que je meure !
Dans des circonstances climatiques pareilles, les chances de crise fatale pour une cardiaque ne pesant entre-temps plus que cent onze kilos et souffrant d’une dépression gravissime étaient vraiment réelles. D’ailleurs, je voyais de nouveau des taches noires. À moins que ces points noirs sur ma rétine ne fussent que les comédons sur le nez de l’activiste ? Non, tandis qu’elle s’éloignait, ces points se mirent à former un gros nuage orageux dans le ciel. Mon pays brûlait-il ? Ou se préparait-il un nouveau onze septembre quelque part de l’autre côté de l’océan ? Reverrais-je Joycelyn et trouverais-je Ivana avant de mourir ? Ensemble ? Atteignant ensemble un orgasme dans un grenier à fromage ?
Bazar
Le quartier du bazar turc avait déjà connu ce qui attend encore la Flandre. Les Ottomans s’en étaient emparé des siècles auparavant, des découpeurs de kebab et des joailliers y gagnaient leur vie depuis des lustres et avaient converti de force la population slave à l’islam. Nous sommes tous des Macédoniens, si on y réfléchit. Des femmes macédoniennes comme Mère Teresa, Shakira et Oprah Winfrey s’étaient baladées en roulant des hanches dans ces étroites venelles. En suivant leurs traces, je perçai jusqu’à la forteresse de Kale qui offre une vue splendide sur la ville. C’était certes assez romantique de contempler la ville partagée en deux par la rivière Vardar, mais de là, je ne retrouverais certainement pas la biche Ivana. Je n’étais pas née avec le regard perçant de l’aigle. Le seul être vivant qui se manifestât en cette mi-journée m’indiqua le chemin vers le quartier aussi célèbre que mal famé de Choutka. Pour le reste, la ville changeait à une telle allure que même les satellites n’étaient pas en mesure de signaler aux GPS quelle rue venait encore d’être aménagée à tel ou tel endroit.
À Choutka se tenait un marché exemplaire : très animé, claustrophobe, tourbillonnant de vie, de camelote et de femmes. J’y trouvai les noix les moins chères du monde, des cintres de Chine, des dépoussiéreurs les plus divers, du bling bling doré d’une valeur de trois fois rien. Ici, la marmite Skopje débordait. Des Tziganes se chamaillaient paisiblement avec des Albanais. Des chiens errants laissaient tranquillement jouer les poux sous leurs quatre aisselles.
Pleine d’entrain, je poursuivis ma flânerie. Des gens avaient formé un cercle autour d’un spectacle. Un ours dansant ou un homosexuel homophobe rossant publiquement un autre homosexuel, pensai-je, mais en m’approchant, je vis que les gens s’étaient rassemblés autour d’un puits.
- Terrible, entendis-je caqueter tout au fond.
Dans le puits, des gosses levaient leurs frimousses noires de crasse vers l’ouverture, tous attachés par une corde autour de leurs chevilles. Ils étaient tenus en respect par Grosœil, le respectable coupeur de légumes de notre hôtel, lui-même tenu en joue par Joycelyn.
N’en faisant qu’à leur tête, des mamans sautaient dans le puits tandis que des pères impuissants continuaient à fumer avec ferveur tout en poussant des cris. Il régnait un chaos total. Heureusement, c’était un quartier où la police ne s’aventurait plus depuis longtemps et Joycelyn réussit à rétablir l’ordre à l’aide de son kalachnikov.
- Aide-moi à sortir ! me cria-t-elle une fois que le calme fut revenu.
Je hissai Joycelyn de son Ground Zero.
- Il n’y a pas de meilleur endroit que chez ces Bouffeurs de salade, claironna-t-elle. Ils ont le wifi partout. Viens, on se dépêche d’aller récupérer ton Ivana. Elle pourra voyager dans le conteneur. Je viens de commander un lot d’organes par l’intermédiaire des Serbes.
- Et qu’est-ce que je fous de ces organes dans mon lointain royaume ? objectai-je. Chez nous, on a suffisamment de Marocains qui éventrent des moutons à la fête du Sacrifice pour nous fournir toute l’année en foies et boyaux.
- Fucking hell, espèce de barbare, jura Joycelyn qui ne semblait soudain plus sourde. Il ne s’agit pas d’organes pour la bouffe. Ici, on découpe des enfants pour bien faire grandir les enfants chez nous. C’est du commerce équitable en donations d’organes. Solidarité entre enfants et…
- Ça me rapporte combien de me taire ? intervins-je.
- Fi, voilà bien la corruption belge, brailla Joycelyn. Sales pédophiles. Tu ne prétends quand même pas prendre fait et cause pour les enfants, maintenant ?
Elle me remit le salaire annuel d’un CEO de Shell.
Mais pour le reste, je ne souhaitais pas m’en mêler car je dépendais des puissantes connexions par satellite FBI de Joycelyn. Au FBI, rien d’impossible. Ils étaient alors très occupés à récolter des photos déshabillées de Halle Berry, donc il devait leur être possible de localiser ma belle Ivana blondie sur leur radar. C’est là que j’avais investi tous mes maigres espoirs dépressifs. Tout en sachant que je prenais probablement des vessies pour des lanternes. Mais n’était-ce pas précisément un signe d’humanité ?
iPhones et tasses de café
Dans les pauvres cafés tout au long du fleuve, on fredonnait des chansons ténébreuses. Je n’en saisissais pas un traître mot mais je sentis néanmoins sourdre quelque chose en moi. Non pas un amour pour une quelconque traînée anonyme, mais de la compassion envers une nation qui n’était pas beaucoup plus grande que mon corps d’envergure respectable. Je savais combien de souffrance cela pouvait engendrer d’avoir un format dont le monde ne s’accommode pas. Une affaire de dimensions.
Après cinq verres de jus d’airelles à la vodka, je me risquai à reprendre à mon tour les chansons Turbo folk et à chercher un contact visuel, bien que mes yeux ivres dansassent la farandole dans ma tête et que je ne fusse plus capable de distinguer le plafond du plancher ou les jeunes biches des vieux boucs. Ce dont je me rendis compte en sentant une barbe drue caresser mes grosses cuisses. Mais au fond, dans toute ma misère, je m’amusais bien. Même pour une lesbienne pur jus, il n’était pas honteux d’apprendre d’un vieux monsieur.
- Une diseuse de bonne aventure, me corrigea la femme à barbe en anglais lorsqu’elle remonta reprendre son souffle au niveau de ma poitrine.
- Je n’ai pas besoin de connaître mon propre avenir, dis-je, me souvenant de ma double dose de Prozac et de mes inhibiteurs nucléosidiques, mais bien l’avenir d’Ivana.
Pour commencer, il me fallut ingurgiter une petite tasse de poison du nom bizarre de « café turc ».
Ensuite, la femme me demanda davantage d’informations de base sur la femme concernée.
- Ivana, dis-je, une allumeuse.
La diseuse de bonne aventure se pencha pour lire le marc de café. Toute nerveuse, je levai le regard. L’ombre d’un nuage d’encre demeurait suspendue au-dessus de nous.
- Suis ta nature, se contenta de dire la diseuse de bonne aventure.
Elle eut un regard qui semblait dire qu’elle était sincère et disparut aussitôt très discrètement.
Dehors, je trouvai Joycelyn en train de dégueuler au-dessus du Vardar, son bustier tiré sur sa tête. Je ne l’avais jamais vue aussi trashy, mon espionne de série C ou D.
- J’ai laissé tomber mon iPhone dans la rivière, glapit-elle.
- On suit tout simplement la nature, dis-je.
Au sommet de la montagne à l’extérieur de Skopje brillait la grande croix orthodoxe. Le nuage de Dieu ou l’iCloud d’Apple continuait à veiller au-dessus de nos têtes. Nous suivîmes les senteurs de la rivière Vardar et le scintillement des poissons radioactifs qui revenaient dès que nous avions laissé derrière nous la ville et la zone industrielle pleine d’usines produisant des tonnes de crasse.
Complètement bourrée, Joycelyn tanguait sur les chemins non éclairés. Je l’observai et sentis revenir mon envie de vivre. Mon sang reprenait son bouillonnement. Un picotement dans mon bas-ventre comme si quelqu’un me chatouillait avec un bouquet de persil. De tout mon poids et armée de toute la tendresse de mon amour, je lui sautai dessus. Son bustier ne survécut pas.
- C’est ça, l’amour, dis-je en la plaquant à terre tandis qu’un sourcil broussailleux la caressait entre les jambes.
Quand les Macédoniens poussent un juron, ils disent en serbe: retourne dans le con. Là, nous poussions littéralement des jurons. Joycelyn se débattait sauvagement et me montra pour la première fois dans ma vie l’amour sourd. Elle hoquetait, rotait et soufflait si fort, de toutes les forces de son corps sourd, que, pris de panique, les oiseaux de nuit s’envolèrent. Fourrageant dans les replis de son con, je distinguai soudain un truc étrange. Un sachet en plastique. Dès que je l’eus extirpé, Joycelyn s’était redressée sur deux pattes. Si j’avais su que c’était de l’uranium, je ne l’aurais pas rendu si facilement.
Je comptais faire quoi ?
Tout ce que je faisais, je le faisais pour me rapprocher d’Ivana et de l’Amour. Ça au moins, elle devait bien le comprendre.
Chez les musulmans
Le nuage s’arrêta en plein milieu de la nuit près d’un village où, selon le FBI, n’habitaient que des musulmans. J’ignorais si je devais ressentir de la peur ou de l’excitation, car ce serait ma dernière nuit. Ces musulmans étaient en effet des Albanais. En Belgique, on loue les services d’un Albanais mineur pour une heure si on a besoin de se débarrasser vite et efficacement de quelqu’un. Et ici, ce genre de personnages habitait en groupe. Chassés comme des malpropres d’Albanie à l’époque du dictateur Hoxa, ces musulmans albanais résidaient depuis à cet endroit dans de grandes maisons inachevées. Les constructions s’enlaçaient deux par deux comme des couples d’amoureux, tout en étalant leur manque de richesse par des vases en ciment et d’abondantes grappes de raisins en pierre sur leurs multiples terrasses. Les frères albanais avaient coutume de faire voisiner des maisons parfaitement identiques qu’ils affublaient souvent de couleurs disco tantouze. Mais tout cet amour entre frères et sœurs était par contre plutôt du genre à me rassurer.
En approchant du village, nous perçûmes un vacarme infernal. J’y vas-t’y, j’y vas-t’y pas ? On ose, on n’ose pas ? Ces musulmans nous affronteraient-ils avec des grenades aussi puissantes que les nôtres ? Ivana était-elle une fille musulmane qui jouait en cachette dans sa chambre avec une webcam ? Ici dans cette chaleur et cette poussière ? Et son père était-il de mèche ?
Une fête de mariage battait son plein. Les ruelles étroites entre les maisons à moitié achevées et les taudis s’engorgeaient de voitures venues de tous les coins du pays. Le concert sauvage de klaxons et les gaz d’échappement firent même sursauter notre nuage.
Des hommes basanés et des femmes voilées remarquèrent notre présence et nous entraînèrent vers la noce. Encore un frère et une sœur unis par les liens sacrés du mariage, nous fûmes toutes disposées à trinquer à l’œil à cette occasion. On ne manqua pas de nous gaver aussi de bonnes choses. À peine avions-nous le temps de respirer la bouche vide. Les Russes m’avaient déjà arrêtée près d’un buffet mais ici on avait atterri dans le monde à l’envers. Les deux familles m’encourageaient à haute voix. Leur hospitalité était sans limites et me contraignit à pousser jusqu’à mes propres limites. Mes genoux de bovin risquaient de céder, mes pores éclatèrent, mes mâchoires émirent des grincements inquiétants. En moins de deux, on m’avait fait engloutir la moitié du buffet nuptial.
- Attends, attends ! me souffla mon cerveau Prozac. Pourquoi ces gens font-ils ça ? Je ne suis pas née de la toute dernière pluie quand même.
J’eus des visions de mon petit héros de BD Jommeke contraint de s’empiffrer pour se retrouver à l’image suivante dans la marmite de ses copains à la peau noire. Pour se voir évidemment sauvé à la dernière minute, le farceur ! Mais qui viendrait me sauver, moi ?
- Ivana ? réussis-je à prononcer entre deux bouchées.
Mon salut viendrait d’elle. Le cousin du marié, un homme à la chevelure de porc-épic et affublé de lunettes noires trouvées dans une décharge, m’avait entendue. Il me prit à part et me raconta dans un anglais très approximatif que son frère devait guérir d’urgence. Il était malade, très malade. Il désigna la nuit noire dans le jardin à l’arrière de la maison et dit :
- Ivana est près de lui. Aide-le, aide.
Dans la mesure où un porc engraissé arrive encore à bouger, je cahotai vers le jardin. Je tremblais. Le nuage d’argent m’éclairait et fit halte au-dessus d’une solide niche de chien. Il en sortit un chien bâtard, une bête gentille et laide comme tout qui n’arrêta de sauter au risque de me renverser jusqu’à ce que je me retrouve effectivement les quatre fers en l’air. Il portait une médaille où je pus lire : IVANA. Dans la lueur éclatante du nuage, une autre créature sortit en rampant. Ainsi que je l’ai déjà signalé, dans ces régions vivait la race mythique des Homosexuels. À la campagne, ils habitaient dans les jardins et cours arrière de leurs géniteurs, en compagnie du quadrupède de la famille. Cet Homosexuel avait des hanches de fille, une boucle d’oreille et une couverture poilue dans le cou que mes compatriotes avaient découverte dans les années quatre-vingts du siècle précédent. L’homme était très malade. Il fallait absolument qu’il guérisse. Je retournai en cahotant vers la fête.
Un bref instant, il me fallut réprimer une vague nauséeuse, mais j’étais suffisamment sobre et alerte pour enlever Joycelyn à un groupe de femmes qui étaient en train de l’ensevelir sous les baklavas. Je l’entraînai de force vers la niche et l’enfermai auprès de l’homosexuel. Moi-même, je montai la garde à l’extérieur en compagnie d’Ivana. Cela faisait chaud au cœur d’entendre comment Joycelyn fit la conquête de l’homme malade. Au bout de huit longues minutes, Joycelyn sortit. Le nuage glissa vers elle tout en ayant augmenté son volume de façon spectaculaire.
- Il m’aime, confirma Joycelyn. Le nouveau flot de vodka qui jaillit de sa bouche la rendait encore plus vulnérable, plus naïve et plus humaine.
- On peut célébrer une autre noce, dit-elle avec un clin d’œil.
Qui sait s’ils ne feraient pas des petits Ivanas pour lesquels je ferais du baby-sitting. Je devais ficher le camp de toute urgence.
- Ma mission s’achève ici, criai-je en direction de Joycelyn, je pars et je vous souhaite un avenir radieux.
Je remerciai nos amis et quittai rapidement l’endroit, ensemble avec le nuage.
Je me mis en route, plus suicidaire que jamais.
De nouvelles fringues
Le reste de la nuit, je la passai en marchant en compagnie du nuage en direction de la ville. On était le huit septembre, le pays fêtait son vingtième anniversaire. Les Macédoniens faisaient très bonne figure en basket-ball. Ayant déjà bien battu ces foutus Grecs, ils progressaient vers les sommets de la Coupe d’Europe. Pour la plupart des gens, il n’y avait donc rien que de bonnes raisons de faire la fête. De mon côté, je pouvais me coucher l’âme tranquille sur un banc du parc pour roupiller.
- Eh oui, songeai-je encore avant de m’assoupir, le peuple de Bouffeurs de salade a une âme noire et carbonisée, brûlée jusqu’à terre après toutes ces années. Le peuple de Bouffeurs de salade a souffert et en a tiré une culture qui hésite entre une indifférence publique et l’alternance privée souffrance-jouissance. Un peuple qui cherche à regarder vers l’extérieur de derrière son propre rideau mais qui ne veut pas qu’on le regarde.
C’était un discours bien intelligent et à propos pour une lesbienne bourrée ayant retrouvé ses cent quarante kilos.
Je me levai de concert avec le soleil. J’étais redevable d’une gueule de bois gargantuesque aux flots de bière amère macédonienne, de vodka et de thé à la menthe. C’était même si grave que je voyais un nuage noir devant mes yeux. Par quarante degrés et avec une gueule de bois qui freine jusqu’à la moindre envie, même de se suicider, il m’arrive de voir des trucs qui ne sont pas vraiment là. À mon immense étonnement, le nuage bourdonnait et j’étais bien obligée de le suivre, direction la rivière. Si je me suicidais ici, serais-je comptabilisée dans les statistiques de suicides belges ? Et dans ce cas, atteindrions-nous vraiment le record du monde ? J’hésitais.
J’avais eu une existence riche, particulièrement en nourriture. J’avais tout vu : les lamentations hystériques du paparazzi lorsqu’Amy Winehouse, son sujet le plus lucratif, abandonna la partie, les grottes de Lascaux, les fabricants de pavés raffinés de mon pays qui m’avaient engagée pour un coup de pub, le plan incliné de Ronquières et le plat pays de la poitrine d’Ivana.
Je n’aimais pas y repenser. Le nuage descendit sur moi. Je constatai alors qu’il se composait de milliers d’abeilles. Il remonta en m’entraînant par-dessus la rivière, vers le bazar.
Un tailleur était assis à la fenêtre de sa boutique pleine à craquer. Avec une attention concentrée, il conduisait sa machine à coudre. Sa vieille tête dodelinait au rythme de sa machine, comme s’il en sortait des notes de musique. Il ne leva pas la tête lorsqu’une ombre épaisse s’engouffra chez lui – moi. Il était si totalement concentré que j’en devins toute silencieuse et respectueuse. Ses lèvres minces susurraient. Sans doute disaient-elles les mots qu’il brodait sur un long morceau de toile. Je voyais glisser sur la toile les signes linguistiques osseux, un peu comme de jeunes adolescentes dans une de leurs premières surboums, qui ne se risquent pas encore à se laisser entraîner par la musique et se regardent de biais et attendent que quelqu’un vienne les choisir. J’entendais des mots happer de l’oxygène. Tandis que lui cousait, j’en déchiffrai quelques-uns. Je lus mon propre nom, celui de Joycelyn et d’Ivana et je vis le nuage. Ravie, je compris que ce vieux monsieur était le chroniqueur de la vie en Macédoine. Il tenait le journal de tout ce qui arrivait ici, jusque dans les moindres détails, depuis des siècles. Son échoppe débordait d’histoires. Rien n’était resté inaperçu. Il savait que j’avais vu mon nuage dériver sur les montagnes. Il savait que je voulais me suicider parce que j’avais trouvé la Surdité mais pas l’Amour. L’homme me désigna deux solides tabourets pour que je m’installe auprès de lui. D’une petite tape réconfortante sur mon épaule, ce proto-Macédonien prononça les mots que tout Macédonien entend répéter toute sa vie :
- Ne désespère pas. Un jour, ça doit arriver. Un jour, il y aura autre chose que le jour °.
° Boris VIAN, Un jour dans Je voudrais pas crever
Traduits du néerlandais par Michel Perquy
Michel Perquy traduit du et vers le français. Il est né à Bruges (1943) et a étudié les langues romanes à la KULeuven, après ses humanités gréco-latines. En tant que professeur de français, il était très actif dans le théâtre de son école et, dans cette optique, il a commencé à traduire (Boris Vian, Molière, Giraudoux, René Girard). Ensuite, il a été nommé directeur adjoint de la Maison des Etudiants belges à Paris et il a continué à développer ses activités de traduction (www.perquy.net). Actuellement, il habite à Bruxelles. Traduire et peindre (www.oparijs.eu) sont ses activités principales.
Le 11.07.2012 le quotidien flamand De Morgen a publié la version originale du citybook Honderdveertig kilo liefde et une interview avec Saskia de Coster dans une série de citybooks.